PARIS
Les artistes contemporains s’engagent peu sur le terrain environnemental et l’art écologique est boudé par les grands lieux de diffusion, qui craignent par ailleurs de heurter de potentiels mécènes. Le « bricolage » du volet culturel de la COP21 est en ce sens éloquent.
Les glaciers et les calottes polaires de l’Antarctique et du Groenland fondent, le niveau de la mer s’élève, les catastrophes naturelles se multiplient. Les rapports successifs du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) se font de plus en plus alarmants. L’impératif ? Éviter un réchauffement planétaire supérieur à 2 °C. Or, d’après les contributions volontaires rendues publiques, fin octobre, par les États dans la perspective de la COP21 (Conférence des Nations unies sur les changements climatiques), qui doit se tenir à Paris du 30 novembre au 11 décembre, nous nous dirigerions tout droit vers un réchauffement climatique supérieur à 3 °C.
Comment en sommes-nous arrivés là ? dictature du court terme ? mystique de la croissance ? égoïsme des États et des multinationales ? « Nous ne croyons pas ce que nous savons », souligne le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans son livre Pour un catastrophisme éclairé (éd. Seuil, « Points Essais », 2004). C’est en admettant la dimension inéluctable de la catastrophe que nous trouverons peut-être, souligne-t-il, les moyens de faire que l’inéluctable ne se produise pas.
« Être informé ne suffit pas à entraîner des changements de comportements ou de politiques, confirme Helen Evans, du collectif d’artistes HeHe. Les arts ont le mérite d’agir à un autre niveau que les sciences. Ils font plus appel à notre intuition et à notre inconscient qu’à notre rationalité. » Les initiateurs de la Coalition pour l’art et le développement durable (Coal art), créée en 2008 en France pour encourager les pratiques artistiques autour de ces questions, partagent le même constat. « Les enjeux et problématiques du développement durable sont toujours traités sous un angle technologique, scientifique ou politique, relève Loïc Fel, l’un des cofondateurs de Coal. Il existe une autre voie pour accompagner les changements de comportements. Les artistes peuvent nous aider à faire évoluer l’imaginaire et à mettre en œuvre des solutions concrètes en dessinant une représentation plus positive, plus inspirée d’un monde dans lequel les hommes puissent se projeter. »
Un pâle engagement
Las, les propositions des plasticiens, poètes, musiciens et autres romanciers ne sont pas à la hauteur des enjeux, déplore Paul Kingsnorth, le fondateur du Dark Mountain Project, un réseau informel qui invite à cesser de croire au storytelling d’un modèle de « civilisation » qui nous aurait conduits au bord de l’abîme.
Mais où sont les Rachel Carson (l’auteure de Printemps silencieux (1), le livre qui a lancé, en 1962, le mouvement écologiste dans le monde occidental) et les Kenny Young des arts plastiques ? Le chanteur, producteur et militant écologiste américain a ainsi coproduit Earthrise, un album diffusé dans le monde entier afin de soutenir des actions de protection de la forêt tropicale.
Les artistes ne sont pourtant pas absents de ce terrain. Sur les pas des pionniers Newton et Helen Mayer Harrisson ou Iain Baxter, nombre d’entre eux se sont emparés des questions environnementales. Parmi les têtes d’affiche figure Olafur Eliasson, un Danois (né en 1967) qui s’attache depuis vingt ans à mettre en exergue des phénomènes naturels au sein d’environnements urbains. En octobre 2014, il a réalisé une œuvre éphémère et évocatrice sur la place de l’hôtel de ville de Copenhague. Douze blocs de glaces sculptés pesant chacun 100 tonnes ont été disposés en cercle afin de former un cadran : l’horloge du réchauffement climatique. Heure après heure, le public ne pouvait que constater, impuissant, la fonte inéluctable de la glace. Antony Gormley (né en 1950) scrute depuis le début des années 1990 les relations de l’Homme et de la nature, du corps et de l’espace. En décembre 2009, à la Royal Academy of Arts de Londres, une de ses œuvres baptisée Amazonian Field occupait une salle de l’exposition « Earth : Art of a Changing World ». Des milliers de figurines d’argile, des milliers d’hommes et de femmes, agglutinés les uns contre les autres, abattus, désemparés, faisaient face au visiteur, emplissant l’espace de la pièce. Les figurines pouvaient évoquer des réfugiés climatiques comme un monde asphyxiant et surpeuplé où les individus sont ravalés au rang de pions.
Engagés depuis de longues années sur le terrain écologique, Lucy Jorge Orta (nés respectivement en 1966 et en 1953) n’ont cessé de lancer des signaux d’alarme, d’interpeller le public sur les questions de l’eau, de la biodiversité et du changement climatique. À l’image de leur série « OrtaWater » qui se focalisait sur la pénurie d’eau et la mainmise des multinationales sur cette ressource. Ils se penchent aussi sur l’épuisement et le gaspillage des ressources naturelles, la montée en flèche des inégalités.
Des lieux de diffusion réticents
Ces interventions restent cependant rares et sont peu montrées sur la scène des arts plastiques. « Les artistes promus par les musées et les galeries – qui ne sont pas tous de grands visionnaires – sont peu enclins à traiter des questions environnementales », affirme Loïc Fel. A contrario, les propositions émanant des plasticiens engagés, souvent qualifiés d’idéalistes ou d’utopistes, apparaissent et se multiplient aujourd’hui dans des lieux périphériques ou inattendus. Car les grandes institutions culturelles sont peu portées sur un art écologique, suspecté d’instrumentaliser les artistes et le musée. « Les institutions intègrent les artistes à leur programmation avant tout dans un objectif de spectacularisation des enjeux. Et non pour leurs pratiques artistiques à même de changer le regard sur le monde et de modifier nos comportements », dénonce Nathalie Blanc. Pour tenter de faire bouger les lignes, cette chercheuse au CNRS et directrice du Ladyss (Laboratoire Dynamiques sociales et recomposition des espaces) travaille, aux côtés d’artistes, de philosophes et de scientifiques, à la création d’un « laboratoire d’écologie pirate ». Leur objectif ? Inventorier de nouveaux moyens capables de rendre sensible les questions environnementales en échappant aux enjeux rationalistes.
La difficulté de commercialiser cette forme d’art, souvent faite d’installations éphémères et d’interventions en extérieur, constituerait un autre frein à sa diffusion et à son rayonnement. Les artistes et les réseaux pointent aussi l’insuffisance des soutiens financiers. « Particulièrement quand les artistes abordent ou mettent en lumière des questions environnementales sensibles comme celles de l’extractivisme, de la fracturation hydraulique ou des dangers du nucléaire civil, note Helen Evans. De telles thématiques ne plaisent pas trop aux partenaires financiers des institutions culturelles, [des sociétés] dont les investissements suspects pourraient être épinglés. »
« Il y a huit ans, quand nous avons créé “Coal”, parler d’art écologique était presque une insulte, rappelle Lauranne Germond, cofondatrice et directrice de l’association. Depuis, les choses ont un peu changé. Mais le ministère de la Culture, les grandes institutions et les artistes les plus en vue demeurent très en retrait sur ces sujets. »
À quelques semaines du grand raout de la COP21 qui devrait faire de Paris la capitale mondiale du climat, on peine à repérer un projet un tant soit peu ambitieux dans la programmation de nos grands musées. « La plupart des institutions comme le Palais de Tokyo ont bricolé des propositions de dernière minute. Tout cela est très improvisé », regrette Lauranne Germond, qui observe également que le secrétariat de la COP21 ne s’est résolu à créer une commission culture qu’au printemps 2015…, dans le but de répondre aux nombreuses demandes de labellisation qui lui étaient adressées.
« Inviter à l’action »
Mais les œuvres à même de produire du sens et de dresser des perspectives sont-elles si nombreuses ? Lauréat du prix Coal art et environnement 2010, Thierry Boutonnier déplore que les artistes travaillent « trop souvent à la surface des choses », qu’ils demeurent trop dans le constat, la critique et la provocation. « Il faut agir davantage et redonner une place à la poésie dans un monde où tout apparaît figé. La poésie permet de se libérer de la pesanteur et d’inviter à l’action. C’est faire qui importe », insiste l’auteur de « Prenez racines ! », une expérimentation artistique, à l’échelle d’un quartier, visant à soigner l’environnement, à l’embellir et se le (ré)approprier. Celle-ci a débouché sur la création d’une pépinière urbaine et d’un verger partagé, installés sur 600 mètres carrés de terrain à l’entrée est du Grand Lyon. « Ces réalisations, auxquelles ont été associés les habitants, ont contribué à changer la vie du quartier. L’écologie est en train de brasser les cartes et notre modernité ne s’est pas encore faite ni adaptée à un tel choc », s’amuse Thierry Boutonnier.
(1) éd . Houghton Mifflin.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Créateurs et musées boudent l’écologie
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°445 du 13 novembre 2015, avec le titre suivant : Créateurs et musées boudent l’écologie