En 2017, le tableau, après avoir été extrêmement restauré, est devenu l’œuvre la plus chère du monde. Pourtant, son attribution à Léonard fait largement polémique…
S’il fallait encore une preuve de l’emballement que suscite Léonard, le feuilleton du Salvator Mundi en constitue un exemple éclatant. Ce tableau à la paternité controversée est devenu en 2017 l’œuvre la plus chère jamais vendue, en s’envolant à 450 millions de dollars chez Christie’s. Depuis, son sort tient en haleine le monde entier, suscitant toutes sortes de spéculations alimentées par le silence de son propriétaire. L’identité même de ce dernier n’est d’ailleurs pas claire. Dans un premier temps, le nom de Mohammed ben Salmane, alias MBS, le prince héritier d’Arabie saoudite, a circulé, avant que le Louvre Abu Dhabi n’annonce qu’il allait exposer la peinture. Or, cette présentation a été reportée sans explication et l’œuvre reste, depuis, invisible. Selon les dernières rumeurs, elle voguerait sur le yacht de MBS... Mystère donc.
Tout aussi mystérieuse est la paternité réelle de l’œuvre, la première – rappelons-le – attribuée au maestro à passer en vente publique depuis plus d’un siècle ! Et, sauf coup de théâtre, la dernière, la quasi-totalité des œuvres autographes, c’est-à-dire une vingtaine, étant conservée dans des institutions. De quoi instiller le doute donc, d’autant que ce Christ bénissant n’a ressurgi que récemment et que sa trajectoire rocambolesque comporte de nombreuses zones d’ombre. L’œuvre est présentée pour la toute première fois, en 2011, dans l’exposition blockbuster« Léonard de Vinci peintre à la cour de Milan » à la National Gallery de Londres. Son commissaire, Luke Syson, l’attribue sans réserve à Vinci et avance qu’il s’agirait d’une œuvre commandée par Louis XII. « Cette hypothèse d’une commande par Louis XII ne repose toutefois sur aucun témoignage d’époque, rappelle Laure Fagnard, chercheuse à l’université de Liège, qui a décrypté l’itinéraire des œuvres du Toscan dans le très solide Léonard de Vinci à la cour de France, même si l’on trouve ensuite une mention, dans les sources relatives à l’ancien fonds royal, d’une composition comparable à un Salvator Mundi dans la collection de François Ier. » Vraisemblablement, il s’agirait en effet de deux œuvres distinctes et la seconde serait un tableau fort différent stylistiquement inclus aujourd’hui dans le corpus d’un léonardesque et conservé en France.
Les défenseurs de l’attribution à Léonard du tableau vendu en 2017 estiment que l’œuvre commandée par Louis XII aurait quitté la France au XVIIe siècle pour intégrer la collection de Charles Ier d’Angleterre. Elle passe ensuite entre différentes mains avant de refaire surface en 1900, quand sir Charles Robinson l’acquiert, pour la Cook Collection, comme une œuvre de Bernardino Luini, un disciple de Vinci. Un demi-siècle plus tard, le tableau passe sous le marteau pour la somme dérisoire de 45 livres sterling. Il faut dire qu’elle s’apparente alors plus à une croûte qu’à une pépite tant elle a été repeinte.
Le tableau disparaît ensuite de la circulation et ressurgit dans les années 2000 après une restauration drastique, ayant gommé d’étranges détails et complété de nombreuses lacunes. Le panneau transfiguré est alors soumis à des spécialistes en vue de son accrochage à Londres. Depuis, de nombreux experts font entendre des voix dissonantes, et plus encore depuis sa vente fracassante, donnant davantage le panneau à un membre de l’atelier. Le chercheur d’Oxford Matthew Landrus plaide, par exemple, en faveur d’une attribution à Luini, tandis que la conservatrice du Metropolitan Museum, Carmen Bambach, avance le nom de Boltraffio. Cette dernière s’est d’ailleurs fendue d’un article dans le Guardian expliquant que son nom avait été invoqué à tort comme caution pour légitimer l’attribution par la maison de ventes. Une pratique assez courante, qu’auraient apparemment aussi usitée les commissaires de la National Gallery en 2011.
« Quand on nous a présenté l’œuvre, on nous a dit qu’il y avait un consensus scientifique sur l’attribution. J’étais troublé parce que, normalement, quand on dévoile une nouvelle attribution aussi importante, elle est précédée par une publication scientifique », précise Jacques Franck, historien de l’art spécialiste de la technique de Vinci. L’expert remet d’ailleurs également en cause cette attribution car « la typologie sous infrarouge du Salvator Mundi est identique à celle que l’on trouve sous une œuvre représentant le même sujet, datée et signée par Salaï. D’autant que ce tableau comporte des fautes de dessin et de perspective qui sont rédhibitoires pour l’attribuer à Léonard. Actuellement, il n’y a même pas la certitude que Léonard ait pu mettre la main dans ce tableau. » Le mystère reste donc entier.
Des "redécouvertes"à prendre au conditionnel
Si le cas du Salvator Mundi est unique par l’ampleur de la polémique qu’il génère, l’histoire récente est en réalité émaillée d’exemples d’œuvres prétendues de Léonard émergeant sporadiquement sur le marché, avant de sombrer dans les oubliettes de l’historiographie. « Cela ressurgit à intervalles réguliers, il y a des propositions d’attributions nouvelles mais, en réalité, cela tombe à l’eau, car les œuvres ne sont pas au niveau », confirme l’expert Jacques Franck. Ce dernier a notamment pu examiner la fameuse Belle Princesse qui a défrayé la chronique en 2010. « Quand j’ai vu ce portrait, je n’ai pas même imaginé que l’on me faisait déplacer pour expertiser une œuvre de Léonard de Vinci », confie-t-il. Il faut dire que le dessin sur vélin, semblant tout droit sorti d’un atelier du XIXe siècle, n’a pas convaincu grand monde, à l’exception du pourtant respecté Martin Kemp, qui a consacré un livre à cette « découverte ».Plus récemment, c’est une marquise qui a affolé les médias à l’occasion de la découverte d’un supposé Portrait d’Isabelle d’Este par Léonard dans un coffre en Suisse. Si la majorité des spécialistes sont plus que sceptiques, certains pensent avoir enfin mis la main sur un tableau mythique. En effet, la célèbre mécène a sollicité le peintre afin qu’il exécute son portrait. Ne l’ayant jamais retrouvé, les historiens de l’art pensaient que Léonard ne l’avait pas réalisé. Au vu des analyses, stylistiques et archivistiques, un tel enthousiasme paraît toutefois bien excessif.
Isabelle Manca
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°727 du 1 octobre 2019, avec le titre suivant : Les zones d’ombre du Salvator Mundi