Art ancien

Pour Jacques Franck, le Salvator Mundi n’est pas de la main de Léonard

Par Isabelle Manca · lejournaldesarts.fr

Le 10 octobre 2019 - 897 mots

PARIS

L’historien de l’art démontre dans une étude (*) à paraître que le tableau a été réalisé par Salai et complété par Boltraffio.

Léonard de Vinci (1452-1519), <em>Salvator Mundi</em> (sauveur du monde), circa 1500, détail.
Léonard de Vinci (1452-1519), Salvator Mundi (sauveur du monde), circa 1500, détail.
© Christie's Images Limited

L’historien de l’art spécialiste de la technique picturale de Léonard de Vinci, et peintre lui-même, Jacques Franck livre au Journal des Arts en avant-première la nouvelle attribution du Salvator Mundi qu’il avance dans une étude scientifique à paraître bientôt.

Vous vous apprêtez à publier une étude proposant une nouvelle attribution du Salvator Mundi qui exclut la main de Léonard, quels éléments vous font remettre en doute l'attribution officielle ?
Jacques Franck : Je ne retrouve pas les caractéristiques de la technique picturale de Léonard dans cette oeuvre. Il y a des fautes de conception et de dessin dans la draperie et surtout dans les mains. C’est un défaut rédhibitoire car Léonard est un grand théoricien et praticien d’anatomie, il a dessiné des planches extraordinaires et écrit des textes où il explique en détail comment fonctionnent la main et les doigts. Donc, il ne peut pas d’un côté noter des observations parfaitement justes, et de l’autre peindre des éléments anatomiquement incorrects. 
Par ailleurs, il y a une sorte de monotonie par excès de symétrie et de raideur dans la composition. Les draperies sont sans grâce et les cheveux tombent de manière extrêmement systématique. Cela ne s’accorde pas du tout avec la manière de Léonard, qui fonctionne par l’allusion, la suggestion et l'inventivité. C’est d’ailleurs visible aux rayons X, où l’on remarque que la main droite du Christ présente une charge homogène de blanc de plomb : la matière originale de Léonard est élaborée de façon plus aléatoire, moins définie. Par exemple dans les mains de La Joconde, cela n’a rien à voir ; on remarque en lumière directe une texture impalpable au point d’être imperceptible sur la radiographie. 

On peut faire une comparaison avec La Vierge aux Rochers de la National Gallery de Londres, qui date de la même époque ? 
Oui c’est édifiant, dans La Vierge aux Rochers, les boucles de cheveux y sont légères, presque mousseuses. Alors que dans le Salvator Mundi, c’est au contraire pesant et systématique. La facture est ici plus proche des oeuvres des élèves, comme les deux Vierge aux fuseaux, dans lesquelles la chevelure de Marie est traitée en boucles annelées assez lourdes. Je pense donc que le Salvator Mundi a été peint dans l’atelier par une main très inférieure à Léonard.

Quel membre de l’atelier en est à votre avis l’auteur ?

Léonard de Vinci (1452-1519), Salvator Mundi (sauveur du monde)
Léonard de Vinci (1452-1519), Salvator Mundi (sauveur du monde), circa 1500, huile sur panneau de noyer, 64,5 x 44,7 cm
© Christie's Images Limited

L’idée initiale est peut-être de Léonard mais à mon avis l’œuvre a été exécutée sans sa participation effective. Léonard s’est certainement contenté de fournir des croquis, notamment les deux études de draperies conservées dans les collections de la reine d’Angleterre, qui, elles, sont avec certitude de sa main. Je pense que le tableau a été réalisé par son élève Salai, mais supervisé puis complété par Boltraffio. En examinant la réflectographie infrarouge du Salavator Mundi, qui en montre l’ébauche sous-jacente, j’ai observé qu’il y a de fortes analogies, toujours dans l’infrarouge, avec le travail des sous-couches de la Tête de Christ peinte par Salai. Ce tableau, conservé à l'Ambrosiana à Milan, est signé et daté (1511), c’est donc une œuvre indiscutable et un point de comparaison sûr. Par ailleurs, je situe le Salvator Mundi entre 1502 et 1510, à un moment où Léonard veut faire de Salai un collaborateur important de l’atelier. 
 
Pourquoi pensez-vous que Salai ne l’a pas peint en totalité ?

Giovanni Antonio Boltraffio (1467-1516), Madone Litta, c. 1490, 42 × 33 cm, détrempe sur bois transposée sur toile, musée de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg, Russie.
Giovanni Antonio Boltraffio (1467-1516), Madone Litta, c. 1490, 42 × 33 cm, détrempe sur bois transposée sur toile, musée de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg, Russie.
Photo Wikipedia

Parce que malgré tout l’enseignement de Léonard, Salai n’arrive pas à aller très loin, il est un peintre agréable mais restant pourvu de maladresses. C’est pourquoi son travail a, semble-t-il, été terminé et amélioré par un collaborateur important de l’atelier. La période à laquelle je situe le Salvator Mundi correspond à une époque où Léonard, voyageant entre Florence et Milan, absorbé par d’importants projets et aussi par l’inspection de places fortes comme ingénieur militaire, est très rarement auprès de ses disciples. Il a su s’entourer de collaborateurs doués capables d’imiter assez bien son style et sa facture. Je pense que c’est Boltraffio, un des peintres majeurs de la bottega, qui a achevé le tableau. Sur ce point, j’ai identifié des analogies sûres avec Boltraffio dans les parties les mieux conservées de l’oeuvre. Le modelé de la main bénissante présente en particulier une similitude de facture frappante avec celui des carnations de la Madone Litta. Une oeuvre autrefois considérée de Léonard mais aujourd’hui pleinement attribuée à Boltraffio.

Les doutes se multiplient

Depuis la vente phénoménale du Salvator Mundi en 2017, et la multiplication des zones d’ombre autour de l’œuvre, de plus en plus de voix se font entendre pour remettre en cause l’attribution du tableau à Léonard. Deux experts de renommée internationale ont déjà pris publiquement position pour récuser l’attribution à Léonard. Le chercheur d’Oxford Matthew Landrus estime ainsi que l’œuvre serait de la main de Bernardino Luini, un membre de l’atelier particulièrement doué dans l’imitation de Vinci. Carmen Bambach, conservatrice au Metropolitan Museum en charge des arts graphiques et grande spécialiste de Léonard, avance quant à elle également le nom de Boltraffio. Inutile de préciser que ces artistes, tout à fait remarquables au demeurant, sont toutefois nettement moins bien cotés que Léonard de Vinci sur le marché ! 

ERRATUM - 10 octobre 2019 - 16h

(*) Contrairement à ce que nous avions précédemment écrit, il s'agit d'une étude à paraître et non d'un livre.

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