Intelligence artificielle (IA)

TRIBUNE

L’intelligence artificielle générative… de droits d’auteur

Par Xavier Près, avocat · Le Journal des Arts

Le 30 janvier 2024 - 1523 mots

L’avocat Xavier Près dresse un état des lieux des problèmes juridiques que pose l’IA s’agissant du droit d’auteur et fait le point sur la jurisprudence, les projets de loi en France et les projets en matière de réglementation européenne. Il voit une opportunité économique pour les créateurs.

Parodie des Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh générée par l'intelligence artificielle Stable Diffusion. © Ziko, 2023, CC0 1.0
Parodie des Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh générée par l'intelligence artificielle Stable Diffusion.
© Ziko, 2023

L’intelligence artificielle (IA) fait des progrès spectaculaires. Elle se développe dans tous les secteurs et risque de bouleverser nos pratiques. Différentes IA existent. Elles ont pour point commun de reposer sur des technologies capables de performances habituellement associées à l’être humain. Parmi celles-ci, l’IA générative capable de produire des textes, des images, des vidéos et même de la musique qui ressemblent aux contenus créés par l’homme. ChatGPT, Dall-E, Midjourney, Stable Diffusion, Bard et Gemini sont les plus connues. L’IA générative est source de fantasmes et d’angoisses, notamment pour les créateurs qui craignent de disparaître. Il ne s’agit toutefois que d’un outil, d’un procédé technique. Or l’histoire du droit d’auteur nous enseigne que d’un procédé technique peut naître une création intellectuelle.

Certes, de prime abord, l’IA générative est peu compatible avec le droit d’auteur. Selon la conception personnaliste (ou humaniste) du droit d’auteur français, l’auteur d’une œuvre de l’esprit ne peut être qu’une personne physique, seule capable de concevoir une création intellectuelle qui lui est propre, reflétant sa personnalité, par la manifestation de choix libres et créatifs. Un contenu, quel qu’il soit (texte, image, vidéo, musique, etc.), généré par une IA ne saurait par conséquent être protégeable au titre du droit d’auteur.

L’IA, un outil au même titre que le burin, le pinceau ou l’appareil photo

La conclusion est toutefois un peu rapide, car tout dépend en pratique de la façon dont l’homme interagit avec la machine. Rien ne s’oppose en effet, pas plus le droit que la technique, à ce que par une série de requêtes (ou « prompts ») exprimant des choix libres et créatifs, un auteur puisse, dans le cadre d’un dialogue itératif actif avec la machine, concevoir une œuvre singulière portant l’empreinte de sa personnalité. L’IA intervient alors comme simple exécutant matérielle des directives de l’auteur. Et si ces directives, exprimées sous la forme de prompts, sont précises et originales, l’IA n’est alors que la main de l’auteur, la création en résultant restant bien l’apanage de ce dernier. L’intervention de la machine ne saurait par conséquent constituer, à elle seule, un obstacle à la qualification, pour un contenu généré par IA, d’« œuvre de l’esprit ». Cette solution, fondée sur l’indifférence des procédés techniques, n’est pas une solution nouvelle. Hier, le burin et le pinceau. Plus récemment, l’appareil photo, la caméra ou les logiciels notamment de création assistée. Et désormais, l’intelligence artificielle. Peu importe le procédé technique, aussi sophistiqué soit-il, utilisé ; ce qui importe, c’est l’existence de choix précis, libres et créatifs.

Aucune décision judiciaire n’a encore été rendue en France. La Chine s’est en revanche clairement positionnée en ce sens. Par une décision récente du 27 novembre 2023, le juge chinois (Beijing Internet Court) a en effet accordé la protection par le droit d’auteur à une œuvre générée par Stable Diffusion au motif que les réglages minutieux et les choix esthétiques effectués par l’auteur durant la création de l’image ont reflété un processus de décision personnalisé, conférant ainsi à l’œuvre un caractère d’originalité. La solution est aisément transposable en droit français, les critères utilisés dans cette décision pour caractériser l’existence d’une œuvre originale étant très proches des nôtres.

La question du droit d’auteur pour les œuvres préexistantes « avalées » par l’IA

Si l’IA peut ainsi être source de droits d’auteur à proportion du rôle actif joué par l’homme dans le processus créatif du contenu généré par la machine, elle est également grande consommatrice de créations intellectuelles. Aussi la question se pose de savoir si l’utilisation par l’IA d’œuvres de l’esprit est soumise ou non au droit d’auteur.

Deux conceptions s’opposent. Pour les uns, l’exploitation d’œuvres de l’esprit pour alimenter une IA constituerait un acte de reproduction soumis à l’autorisation préalable de l’auteur. Pour les autres, le droit d’auteur pourrait ne pas avoir à s’appliquer dès lors que la reproduction consiste en une fixation matérielle de l’œuvre par tous procédés « qui permettent de la communiquer au public d’une manière indirecte » (Art. L. 122-3, code de la propriété intellectuelle). Or si les contenus générés par l’IA reproduisent bien des données extraites de différents supports, il ne serait pas certain que s’opère également une communication au public d’une manière indirecte, spécialement lorsque le contenu généré ne permet pas de reconnaître les créations utilisées. D’autant que ces dernières ne sont pas toujours restituées sous une forme non modifiée et reconnaissable. En ce cas, la création par l’IA ne serait donc pas si différente du processus créatif lui-même, celui-ci n’évoluant pas en vase clos, mais se nourrissant, quel qu’en soit le procédé, de créations antérieures, diverses et multiples sans pour autant qu’une atteinte au droit d’auteur ne puisse être, à tous les coups, reprochée. La formule est connue : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »

En France, la question n’a pas encore été définitivement tranchée. Du moins tant que la proposition de loi du 12 septembre 2023 visant à encadrer l’IA par le droit d’auteur n’aura pas été adoptée. Car celle-ci prend clairement parti en posant d’emblée que l’intégration par un logiciel d’IA d’œuvres de l’esprit protégées par le droit d’auteur et leur exploitation sont soumises à l’autorisation préalable des auteurs. L’utilisation par l’IA d’œuvres de l’esprit préexistantes pour nourrir la machine relèverait donc nécessairement du monopole de l’auteur. La solution vise clairement à protéger les auteurs, dont les créations sont « avalées par un algorithme qui s’en sert ou s’en inspire aux côtés de milliers d’autres ».

La règle posée, la proposition de loi déroule ensuite les modalités de mise en œuvre du droit d’auteur consacré. Elle pose ainsi un droit à rémunération au profit des créateurs dont l’effectivité sera garantie par un mécanisme de gestion collective afin de « représenter les titulaires des droits et de percevoir les rémunérations afférentes à l’exploitation de la copie des œuvres » pour ensuite les répartir au profit des auteurs. La proposition de loi prévoit également d’instaurer une « taxation destinée à la valorisation de la création au bénéfice de l’organisme chargé de la gestion collective » dans le cas où « une œuvre de l’esprit est engendrée par un dispositif d’intelligence artificielle à partir d’œuvres dont l’origine ne peut être déterminée ». Le texte n’oublie pas non plus le droit moral de l’auteur en ce qu’il oblige, dans le cas où une œuvre a été générée par IA, d’apposer la mention : « œuvre générée par IA », ainsi que le nom des auteurs des œuvres ayant permis d’aboutir à une telle œuvre.

Une bataille économique dont la réglementation est discutée au niveau européen

Derrière ces solutions juridiques, en l’état imparfaites au regard de la quantité de données traitées, la bataille est en réalité d’ordre économique. Et les enjeux sont colossaux. Le droit d’auteur est convoqué pour y répondre afin de contraindre à un véritable « partage de la valeur » entre ceux qui exploitent par leurs outils d’IA les créations massivement diffusées sur Internet et ceux qui les ont créées et qui craignent de disparaître alors qu’ils ont déjà pour la plupart des statuts précaires. Les menaces sont réelles. Mais les opportunités aussi. Et à vrai dire, il n’est pas certain que le droit d’auteur soit seul concerné dès lors qu’il sera rappelé que les milliards de données aspirées pour nourrir les systèmes d’apprentissage ne sont pas seulement constituées d’œuvres de l’esprit, mais également de données, de vos données, de nos données.

Afin de tenter d’apporter une réponse plus large à ces questions, l’Union européenne a décidé de se doter d’une réglementation à l’échelle de l’ensemble des pays membres. La Commission a présenté en 2021 une proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant des règles harmonisées concernant l’IA. Cette proposition de règlement du 21 avril 2021 a été votée le 14 juin 2023 par le Parlement européen. Le 8 décembre 2023, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne (UE) ont trouvé un accord sur ce texte qui n’est toutefois pas encore définitivement adopté. Le règlement de l’UE tend à favoriser l’innovation tout en protégeant la société, en procédant à une approche de régulation graduée selon les risques : les systèmes d’IA sont classés selon leur niveau de risque ; les contraintes juridiques variant à proportion du risque. Le texte européen dépasse donc largement le cadre des IA génératives qui inquiètent tant les créateurs de la filière des industries créatives et culturelles.

La bataille se joue en ce moment même sur plusieurs terrains, dont celui de la réglementation en France et au sein de l’Union européenne. Son issue dépendra notamment de la place qui sera accordée dans la réglementation à une notion que l’on retrouve dans les deux textes en voie d’adoption : la transparence. Transparence d’abord pour permettre la traçabilité des données et des contenus. Transparence ensuite quant à l’information due au public, en particulier aux utilisateurs et à ceux dont les contenus sont utilisés. Transparence plus généralement enfin afin de permettre de concilier des positions encore antagonistes. Les prochains mois seront décisifs.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°625 du 19 janvier 2024, avec le titre suivant : L’intelligence artificielle générative… de droits d’auteur

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