Que révèle de l’œuvre de la Franco-Américaine cette biographie si impérieuse ? Une Louise « férocement jalouse, manipulatrice, dépressive », écrit l’auteure.
S’il y a un artiste dont l’œuvre est intimement liée à sa biographie, c’est bien Louise Bourgeois (1911-2010). Cette matrice intime n’a rien d’exceptionnel pour un créateur. Ce qui est moins habituel, c’est de le revendiquer vigoureusement, comme le fait la Franco-Américaine.
On confesse que notre intérêt pour la vie de Louise Bourgeois n’était pas allé au-delà des quelques éléments biographiques associés généralement à son travail : souvenirs familiaux, maternité, sexualité. L’ouvrage de Marie-Laure Bernadac arrive à point nommé pour réparer notre inattention : l’ancienne conservatrice du Centre Pompidou connaissait personnellement Louise Bourgeois, et son parcours de spécialiste en art contemporain légitime l’appréciation de son œuvre. On allait donc enfin apprendre quels traumatismes d’enfance ont influencé, et à quel point, les œuvres tourmentées de l’artiste.
À première vue, son enfance ne laisse rien entrevoir de particulièrement exceptionnel. Elle naît et grandit dans une famille « bourgeoise éclairée et rousseauiste » entre Paris et Antony, en proche banlieue. Ses parents possèdent une entreprise de restauration de tapisseries anciennes et sa mère gère l’atelier. Louise est choyée par ses parents, c’est même la préférée de la fratrie. Elle suit des études au lycée Fénelon puis à l’École du Louvre, fréquente des ateliers d’enseignement artistique, voyage à l’étranger, a des amants. Elle perd cependant sa mère – des suites d’une longue maladie – lorsqu’elle a 20 ans.
Y a-t-il là matière à produire une œuvre comme celle, au nom très explicite de : The Destruction of the Father (1974) ? « Cette pièce fondatrice », comme le souligne Marie-Laure Bernadac, est une grande installation semi-close – l’auteure préfère le mot de « dispositif » – constituée de formes phalliques et maternelles. C’est une allusion, dit Louise Bourgeois, aux relations ambiguës d’amour et de haine qu’elle entretenait avec son père. Un complexe d’Œdipe non résolu, diraient les psychanalystes. Ce père autoritaire, mais qui la comble de cadeaux, est un coureur de jupons. Il va même séduire Sadie, la jeune fille au pair venue apprendre l’anglais aux enfants. Louise Bourgeois prendra plus tard conscience de cette triple trahison : celle de son père vis-à-vis de sa mère comme d’elle-même, et celle de Sadie, qu’elle aimait beaucoup, à son égard. Cette trahison est au cœur de son œuvre.
Les traumatismes de l’enfance sont pris en compte différemment selon les individus. Louise, elle, a très mal vécu l’attitude de son père – dont elle porte le même prénom, ce qui ne facilite pas la construction de son identité –, et manifestement dans une moindre mesure la disparition de sa mère, qu’elle a soignée durant ses dernières années.
C’est d’ailleurs sa mère qui est symbolisée par les célèbres sculptures d’araignées, un animal qui, dans son esprit, évoque la bienveillance. Sa mère et, d’une certaine façon, elle-même. Car Louise Bourgeois s’interroge beaucoup sur ses relations avec ses propres enfants. Son désir de maternité est si fort qu’après avoir épousé (en 1938) à Paris l’historien de l’art américain Robert Goldwater, dix-neuf jours après leur première rencontre, elle adopte Michel, un garçon âgé de 3 ans, de peur d’être stérile. Ce n’est pas le cas et elle aura deux autres fils quelque temps après.
Marie-Laure Bernadac hésite à trancher sur la nature de ces liens familiaux. Selon ses fils, Louise Bourgeois n’était pas une bonne mère, mais à lire ses écrits, ses enfants sont pour elle une constante préoccupation. Ce qui est certain, c’est la difficulté à gérer de pair sa carrière artistique, qui se déroule désormais aux États-Unis où elle est installée, et son rôle de mère. De fait, la reconnaissance internationale viendra très tard, même en France où elle se rend pourtant très souvent. La France, les lieux de son enfance et sa famille lui manquent beaucoup, ce dont témoignent ses créations, qui portent en partie le reflet de cette souffrance.
Les correspondances entre la biographie et l’œuvre sont parfaitement mises en lumière par la conservatrice qui sait analyser finement, et avec les mots appropriés, l’influence de l’une sur l’autre. Son écriture est alors fluide, bien plus que dans la narration proprement biographique, plus sèche. L’auteure peut compter sur un matériau abondant : Louise Bourgeois est une « graphomane », elle tient un journal intime depuis l’âge de 11 ans, a beaucoup publié et encore plus répondu à des entretiens. L’écriture se conjugue, pour elle, avec une analyse qui durera plus de trente ans. Or avec le temps, Louise Bourgeois a eu tendance à donner des versions différentes de ses souvenirs et de ses ressentis. Le lecteur a le sentiment que son discours fait dans son esprit tout autant œuvre que ses travaux plastiques. On a parfois aussi l’impression – un peu agaçante – qu’elle tient une posture, sur les deux registres.
Aussi, puisque que l’artiste ne cache rien de sa vie et de ses pulsions, invitant le lecteur à comprendre son œuvre autant que sa personnalité, on ne peut s’empêcher de juger l’une et l’autre. Et quelqu’un qui écrit « j’adore être cruelle avec ceux que j’aime » ne suscite pas nécessairement la sympathie.
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Louise Bourgeois, son œuvre, sa vie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°528 du 6 septembre 2019, avec le titre suivant : Louise Bourgeois, son œuvre, sa vie