BÂLE / SUISSE
L’artiste Jenny Holzer a conçu, à l’invitation du Kunstmuseum de Bâle, une exposition en hommage à Louise Bourgeois. Un dialogue intime se construit entre deux grandes artistes américaines.
Bâle. De nos jours, les bien nommés offspaces, ces espaces d’art indépendants au sein desquels des artistes exposent d’autres artistes, sont légion : rien qu’à Bâle, capitale artistique de la Suisse alémanique, on en compte vingt-neuf, soit bien plus que de musées dont la ville ne manque pourtant pas. L’exposition que le Kunstmuseum propose ce printemps semble à peu de chose près s’en inspirer. Car c’est bien une artiste, l’Américaine Jenny Holzer (née en 1950), à qui le musée a donné une carte blanche pour une présentation consacrée à une autre artiste, Louise Bourgeois (1911-2010). Un pari étonnant, voire risqué qui reposait sur « la perspective unique de Holzer et sa profonde compréhension de l’œuvre de Bourgeois », comme le souligne le directeur du musée, Josef Helfenstein. Un pari réussi qui révèle une rencontre subtile entre deux géantes de l’art américain.
Comment aborder cette sommité de l’art contemporain que représente l’artiste franco-américaine disparue à l’âge de 99 ans en 2010 ? Par tous les pores de sa création, semble répondre Jenny Holzer qui a sélectionné sans complexe et avec enthousiasme des œuvres issues de l’Easton Foundation de New York qui administre la succession de Louise Bourgeois : installations, sculptures, œuvres graphiques mais aussi archives, notes manuscrites, esquisses, ou pages de journal intime qui tapissent par endroits des murs entiers.
Au commencement, il y a le mot, les mots : un fil rouge qui relie les deux artistes et que Jenny Holzer tire tout au long du parcours. Artiste conceptuelle et engagée, elle travaille essentiellement sur le langage : elle s’est rendue célèbre par l’emploi subversif et provocateur de textes dans l’espace public, usant d’une variété de supports, du tee-shirt aux LED trucks, ces camions équipés de grands écrans. Pendant les premiers jours de l’exposition, des vidéos de ses propres performances ont d’ailleurs été projetées en soirée sur la façade du musée et dans la vieille ville de Bâle.
Quant à l’exposition, on y entre comme on en sort : sans discours scientifique, ni parcours chronologique, sans boussole thématique, flânant de l’une à l’autre des neuf salles, parcourant intuitivement le récit en images d’une création hantée par les traumatismes et la psychanalyse, la maternité et la sexualité, l’interrogation sur le féminin. Un paysage poétique et intime se découvre ; chaque salle a sa propre identité visuelle et crée, avec les autres, un ensemble. L’œuvre de Bourgeois nous est donnée à voir et c’est tout, dans son chaos créatif mêlant tous les types d’œuvres, exposant bord à bord et même très en hauteur des dessins, peintures ou aquarelles. Les salles se succèdent, les ambiances se répondent : nous sommes à mi-chemin entre un atelier et un espace d’expérimentation où le très petit côtoie le très grand, où les objets mis à portée de main sont déposés sur de petites étagères murales, tissant une relation de confiance avec le visiteur. Et pourtant, derrière cette ambiance intimiste, la violence n’est jamais loin, elle est tapie partout, dans la forme et dans le mot, comme le suggère le sous-titre de l’exposition (« The Violence of Handwriting Across a Page », La violence de l’écriture sur la page).
On l’aura compris, cette présentation n’a rien d’un exercice conventionnel – elle le prouve encore en faisant déborder l’œuvre de Bourgeois de son cadre et en l’invitant à dialoguer avec des œuvres de la collection dans les salles d’exposition permanentes du musée. Et en guise de catalogue, c’est un livre d’artiste qui a été conçu par Jenny Holzer. En ancrant consciemment la création de son aînée dans la tradition de l’histoire de l’art, elle rend surtout hommage à son rôle de passeur vers l’art d’aujourd’hui.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°586 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : De maux en mots avec Louise Bourgeois