PARIS
Première grande exposition d’une jeune artiste de 84 ans. La reconnaissance est tardive mais éclatante : le Musée d’art moderne de la Ville de Paris consacre une grande exposition à Louise Bourgeois, jeune artiste de 84 ans, dont le Centre Georges Pompidou et la Bibliothèque nationale ont récemment présenté l’essentiel de l’œuvre graphique.
PARIS - La première exposition personnelle de Louise Bourgeois, en France, a eu lieu il y a dix ans à peine à la galerie Maeght-Lelong : l’artiste n’avait que 74 ans... Certes, Louise était déjà bien connue des amateurs français, et le Musée national d’art moderne avait acquis, dès 1973, son Cumul I de marbre. Il y a toutefois, dans ces manifestations de 1995, une ambiguïté sur laquelle il faut insister : on y sent comme la consécration d’une jeune artiste enfin reconnue et, simultanément, comme la conclusion d’une longue et définitive carrière.
Quelque chose qui, à la fois, arriverait trop tôt et trop tard.
Cela est singulier et tient assurément à la vitalité de Louise, que l’âge n’essouffle pas : elle n’en finit pas d’évoluer avec l’admirable juvénilité de ceux qui n’ont encore rien dit, qui ont encore l’embarras du choix et la vie devant eux, et ce à l’heure où la plupart ont posé pinceaux et burins avec la certitude d’avoir fait tout ce qu’ils avaient pu.
Plus singulièrement encore, les œuvres les plus récentes de Louise Bourgeois ne se ressentent aucunement d’une quelconque lutte engagée par elle contre le temps. Nulle échéance à repousser. L’artiste continue de sonder l’imaginaire avec une étrange et constante ingénuité.
Un parcours irréprochable
Des premiers dessins, schématiques (1940-1945), où il est beaucoup question du corps à corps (enfantement et cannibalisme) de la mère et de l’enfant, Louise Bourgeois passe à des représentations peintes ou dessinées de femmes-maisons (1946-1947) aux lointains accents surréalistes. Ces idoles, mères palatales, contenants et contenus, s’accordent parfaitement avec les premières sculptures de bois peint, totémiques, animées de lointains symboles et voilées de leur simplicité formelle : piliers rendus sacrés par le travail attentif de la main, comme corrodés par le temps (1945-1955).
D’autres dessins encore (1950), à l’encre, traits infiniment déclinés, noués en écheveaux. Puis le plâtre, le marbre et le latex (1960-1970), pour des jeux organiques où se profilent des formes impudiques, jusqu’à l’obscène Fillette (1968, MoMA), phallus de latex meurtri. Du bronze, aussi, pour le Janus fleuri (1968, galerie Robert Miller), double gland ramolli encadrant une vulve. Louise Bourgeois a 57 ans et, sans ambages, en vient à l’essentiel, avec une audace d’autant plus grande qu’elle a atteint l’âge de raison et ne peut être suspectée de légèreté : digne indécence que son regard et son sourire soutiennent avec l’arrogance douce-amère de la femme.
Les mamelles (Trani Episode, 1972, collection particulière) succèdent aux formes ovoïdes (Cumul I, 1969, Mnam) pour se résoudre en silhouettes turgescentes indifférenciées (Blind Man’s Buff, 1984, galerie Robert Miller). À cela Louise ne voit point de malice, mais plus simplement des mouvements et gonflements de «nuages»... L’obsessionnel appelant la répétition, l’artiste en vient à accumuler (The No March, 1972, collection Storm King Art Center, Mountainville, New York), à envahir l’espace d’objets qu’elle accroche (Articulated Lair, 1986, MoMA) à l’image des meubles qu’elle voyait pendre dans le grenier de son enfance, prétexte-t-elle.
De cette enfance, il faudra bien parler un jour, et l’analyse s’amorce à huis clos : les œuvres récentes de Louise Bourgeois symbolisent, accumulent et enferment, comme pour oublier qu’il ne faut pas oublier (Red Room (Parents) et Red Room (Child), 1994, galerie Robert Miller) : les installations ont succédé à la sculpture, comme la sculpture au dessin. Après avoir expurgé tout cela, Louise peut commencer à créer : elle a la vie devant elle...
L’artiste-mère
Il y a bien, dans cet œuvre, de quoi expliquer un succès, et particulièrement un succès tardif.
Louise Bourgeois a fait ses preuves.
Elle ne bluffait pas : partie d’angoisses infantiles, elle en a premièrement et naïvement exprimé l’inquiétante récurrence dans le rapport direct de la mère à l’enfant (à l’époque où elle-même était mère) ; puis elle a cristallisé ses fantasmes en formes totémiques, refoulant les actes au profit des figures ; elle a fait ensuite le chemin inverse, refoulant courageusement les figures au profit des actes pour se confronter directement à l’image des organes ; enfin, elle remet tout en situation pour dénoncer et accomplir sa genèse ; le tout en 84 ans d’instabilité opiniâtre, se refusant à fréquenter le sexe pour le sexe ou l’inconscient pour l’inconscient, damant le pion à la critique aussi bien qu’à nombre d’artistes qu’elle réduit à l’état de faussaires.
En un mot, Louise Bourgeois n’a jamais arrêté son processus vital qui, chez l’homo sapiens, se traduit par l’entretien de fonctions symboliques. La leçon est rude pour la jeune génération qui, désabusée paraît-il, doit reconnaître en elle plus qu’une artiste, une artiste-mère, rassurante et disponible, libre véritablement, peut-être heureuse. L’hommage est tardif... parce qu’il ne pouvait en être autrement.
LOUISE BOURGEOIS, exposition rétrospective, sculptures, environnements, dessins, 1944-1994, Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, du 23 juin au 8 octobre, de 10h à 19h sauf le lundi.
Catalogue : coédition Paris-Musées - Les Éditions de la Tempête, 240 p., prix non communiqué.
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Paris reconnaît enfin Louise Bourgeois
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°16 du 1 juillet 1995, avec le titre suivant : Paris reconnaît enfin Louise Bourgeois