Chacun peut aujourd’hui mettre une plaque sur sa porte et s’intituler expert. Reste que le postulant aura beaucoup de difficultés à s’imposer s’il n’est pas reconnu par ses pairs et ne figure pas sur le répertoire d’un des principaux syndicats français ou sur une liste de cour d’appel. Les syndicats et les pouvoirs publics ont élaboré des projets d’organisation de la profession. Doivent-ils devenir des dispositions légales ? La parole est aux principaux intéressés.
Pour espérer faire sa place au soleil dans le petit monde des experts, rien ne vaut bien sûr l’expérience sur le terrain. Ce sont les longues années passées à examiner quantité d’objets qui forgent le bon praticien. La reconnaissance acquise par l’expert auprès de ses pairs est également déterminante pour exercer un métier où l’on est souvent désigné par cooptation. Il faut ainsi montrer patte blanche pour devenir membre de l’un des trois principaux syndicats d’experts français, rassemblant 400 à 500 membres, réunis au sein de la Confédération européenne des experts d’art.
Ces syndicats, qui ont établi en octobre 1993 un projet de statut de l’expert d’art, exigent le plus souvent dix années de pratique pour figurer sur leurs tablettes. La Compagnie nationale des experts requiert, en plus, une assurance pour parrainer le postulant. “Nos experts sont obligés de souscrire une assurance. C’est une façon d’éliminer les moutons noirs qui, après avoir essuyé quelques sinistres, ne peuvent plus trouver d’assureur. Le fait de ne pas être salarié garantit aussi l’indépendance de l’expert. Pour entrer à la Compagnie nationale des experts, nous demandons en outre aux postulants de se soumettre à un examen, explique Sabine Bourgey, présidente du syndicat. Mais qu’est-ce que cela va prouver ? Il est toujours possible de coller quelqu’un, si brillant soit-il, lors d’un examen. Ce sont l’expérience, la formation acquise sur le terrain au cours des dix ans d’expérience qui importent avant tout. Les nouvelles générations d’experts seront certainement, elles, amenés à passer des diplômes.”
À la Chambre nationale des experts spécialisés, le postulant devra également justifier, au préalable, de dix ans d’expérience avant de se soumettre à deux examens d’entrée, l’un portant sur la culture générale, l’autre sur des questions artistiques. Des intervenants extérieurs – conservateurs de musées ou magistrats – sont amenés à donner un avis et à intervenir dans la sélection des candidats. Les praticiens qui prouvent vingt à trente ans d’activité sont, quant à eux, cooptés après avoir suivi un stage ou subi des examens écrits permettant de vérifier leurs compétences.
L’inscription sur les listes d’experts près les cours d’appel suppose également une longue pratique et se déroule selon un véritable cursus honorum, explique Gilles Perrault, expert judiciaire. Le candidat devra se faire reconnaître par les experts déjà inscrits et les magistrats. Des travaux justifiant son domaine de spécialité – écrits, communications – faciliteront cette reconnaissance.
Pas de véritable formation
Qu’en est-il du recrutement dans les maisons de vente anglo-saxonnes ? Nos experts sont choisis en fonction de leurs connaissances et de leur réputation, est-il précisé chez Christie’s. Même tonalité au sein du département Livres de Sotheby’s. “Nous recrutons le personnel qui compose notre département dans un milieu fermé qui est le monde des livres, de la librairie, ainsi que dans le milieu universitaire, précise Jean-Baptiste de Proyart, son directeur. Il n’existe pas vraiment de formation universitaire préparant à cette spécialité. Les spécialistes se forment essentiellement sur le tas.”
Chez Phillips, rien ne vaut la pratique, affirme en substance Rolf Schwieger, directeur du département Bijoux : “Dans notre spécialité, il existe une école de gemmologie dont les cours durent six mois. Mais c’est véritablement l’expérience pratique qui importe ; il faut avoir vu beaucoup d’objets. La réputation est aussi très importante. Les experts déjà en place cooptent les meilleurs spécialistes, ceux qui ont déjà acquis une bonne expérience tant au niveau technique que commercial.”
Mais peut-on réellement mettre en parallèle Drouot et Sotheby’s et Christie’s, sachant que les experts français se distinguent à la fois par leur indépendance et par leur double casquette d’experts et de marchands, cumul inconnu des praticiens anglo-saxons qui sont, eux, salariés ? Cela ne semble pas choquer Patrick Leperlier, directeur du département Mobilier chez Christie’s : “Que l’on soit expert indépendant ou salarié de Christie’s, la pratique du métier est la même. On travaille au mieux des intérêts de son client, qu’il soit vendeur ou acheteur.” Les experts français aiment cependant mettre en avant ce qui les distingue de leurs homologues anglo-saxons, notamment leur expérience en matière de ventes à l’amiable dont sont privés les spécialistes de Sotheby’s et Christie’s. “Nous revendiquons aussi une grande liberté, ajoute Henri-Claude Randier, président de la Chambre nationale des experts spécialisés. Quand on est l’employé de quelqu’un, on est partie prenante. On l’est un peu moins quand on est indépendant.”
La liberté et l’indépendance des experts français les amènent à regarder avec circonspection les projets visant à réglementer la profession. Un statut qui introduirait quelques éléments d’ordre et de déontologie serait cependant favorablement accueilli par les experts interrogés. “Le vrai problème de la profession est que nous n’avons pas de statut. N’importe qui peut mettre une plaque et s’affirmer expert. Il ne faudrait pas, néanmoins, rentrer dans une réglementation trop tatillonne et pointilleuse. Notre syndicat possède déjà en quelque sorte un statut, qui établit notamment des conditions d’entrée dans la profession”, explique Sabine Bourgey. Autre doléance exprimée par certains organismes, dont le Syndicat français des experts professionnels, la nécessité de supprimer la responsabilité trentenaire pour lui substituer une responsabilité décennale.
Face à ce qu’elle considère comme un vide juridique, la Chambre nationale des experts spécialisés a décidé, elle aussi, de mettre un peu d’ordre et de faire preuve de rigueur en reprenant à son compte les conditions d’expérience professionnelle figurant dans le statut établi par la Confédération européenne des experts d’art : justifier de dix ans d’activité professionnelle, se soumettre à l’examen de ses connaissances, souscrire une assurance professionnelle. “Je suis en accord avec les propos que tenait il y a quelques années André Chandernagor, président de l’Observatoire des mouvements internationaux d’œuvres d’art. Il disait en substance : Faites vous-même la discipline, sinon celle-ci vous sera imposée de l’extérieur. C’est dans cet objectif que nous avons créé un conseil de discipline permanent auquel participe un magistrat extérieur”, souligne Henri-Claude Randier.
Qu’en pensent les experts des maisons de vente étrangères ? “Il ne faut pas réglementer la profession, soutient Jean-Baptiste de Proyard. On risquerait de créer un gouvernement de juges. Pourrait-on imaginer un droit international de l’expertise ? Cela me semble un peu kafkaïen. Qui s’en chargerait ? Quelle juridiction ? La sanction la plus efficace des experts en vente publique provient des prix établis lors des vacations.”
Réponse plus prudente chez Christie’s : “Nous avons nos spécialistes maison, on ne tient pas à intervenir dans un débat franco-français”, déclare Patrick Leperlier, semblant vouloir ignorer qu’ils seront concernés par les règles qui seront édictées dans le cadre de l’ouverture du marché français.
Listes d’experts
Le projet actuellement à l’étude au ministère de la Justice, visant à créer une nouvelle catégorie d’experts spécialement habilités à intervenir dans les ventes publiques, semble en revanche faire l’unanimité contre lui.
Les experts interrogés s’opposent à cette proposition, qui aboutirait selon eux à un retour en arrière en rétablissant les listes d’experts agréés, en vigueur dans un passé récent. “Quels vont être les critères retenus pour figurer sur ces listes et qui se chargera de les établir ?”, s’interroge, en outre, Viviane Esders, membre de la Chambre européenne des experts-conseils en œuvres d’art. Des propositions visant à leur substituer les répertoires établis par les syndicats membres de la Confédération européenne des experts d’art se font jour.
Alors, faut-il légiférer ou laisser les principaux intéressés réguler la profession ? “La première règle de l’expertise est de savoir reconnaître son erreur. L’expert n’est pas tant celui qui ne se trompe jamais que celui qui se trompe moins que les autres, souligne Marc Blondeau, reprenant une formule célèbre. L’expert qui n’a pas droit à l’erreur ne peut pas vraiment faire son métier, conclut-il, avant d’ajouter qu’il ne faut cependant pas renouveler ses erreurs trop souvent !”
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Les experts et l’organisation de leur profession
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°58 du 10 avril 1998, avec le titre suivant : Les experts et l’organisation de leur profession