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Galeries en ligne, les nouvelles stratégies

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 12 août 2020 - 1735 mots

Tandis que les experts prédisent une forte croissance du marché de l’art mondial sur Internet, les galeries parient à la fois sur les plateformes de vente d’art en ligne et sur leurs propres structures. Un investissement supplémentaire dans les deux cas pour ces acteurs du marché.

Page d'accueil de la plateforme en ligne Artsy © Artsy
Page d'accueil de la plateforme en ligne Artsy.

Monde. Le marché de l’art en ligne mondial se développe tout en montrant des signes de ralentissement, comme le notait le rapport 2019 de l’assureur professionnel Hiscox. En 2018, année record pour les ventes d’art, il aurait progressé de 9,8 %, soit moins qu’en 2017. En 2019, selon le rapport Art Basel & UBS , il s’établissait à 5,9 milliards de dollars (sur un montant total des ventes d’œuvres d’art de 64,1 milliards), soit une baisse de 2 % environ par rapport à 2018 (6 Md€). Cependant, à l’horizon 2024, son potentiel est estimé à 9,32 milliards. Et sa croissance d’ici là à 15 % par an.

Artsy et Artnet principales plateformes

Sur ce marché, selon Hiscox, l’américaine Artsy et l’allemande Artnet sont les deux principales plateformes présentes uniquement sur Internet, avec un score élevé sur le plan de la fréquentation et de la confiance. Ces deux concurrentes proposent aux galeries des abonnements mensuels avec différentes options. Leur présence sur la Toile est renforcée par l’offre d’un contenu éditorial autour de l’actualité de l’art.

Société privée fondée en 2009 par Carter Cleveland, Artsy, le leader du marché, compte parmi ses investisseurs le galeriste Larry Gagosian et la collectionneuse russe Dasha Zhukova, ainsi que Jack Dorsey, le PDG de Twitter, et Eric Schmidt, ex-PDG de Google. À mi-chemin entre le monde de l’art et celui de la high-tech, la plateforme a levé plus de 100 millions de dollars depuis son lancement. Elle réunit virtuellement 3 200 galeries et affiche 2,2 millions de visiteurs uniques par mois.

Créée en 1989 par l’entrepreneur allemand Hans Neuendorf, cotée en Bourse, Artnet rassemble pour sa part 1 100 galeries. À la fois sélection d’enseignes marchandes, place d’enchères, base de données et site d’information, elle déclarait pour 2018 un chiffre d’affaires total de 18,3 millions d’euros, constitué pour 4,5 millions des revenus issus de l’adhésion des galeries ; pour 6,5 millions des abonnements à sa base de données ; pour 3,8 millions des recettes publicitaires ; et enfin pour 3,5 millions des commissions sur les ventes aux enchères. Quant au bénéfice net, il atteignait 1,04 million d’euros en 2018, ce qui reste confortable.

Parmi les acteurs de la vente d’art en ligne travaillant en direct avec les galeries, on peut aussi citer Artsper, fondé en 2013 par Hugo Mulliez et François-Xavier Trancart, qui se veut le leader européen pour l’art contemporain, tandis qu’Ocula, très qualitatif, se distingue par son comité de sélection composé de marchands – parmi lesquels les galeries Simon Lee (Londres), Blum & Poe (Los Angeles), Xavier Hufkens (Bruxelles)… – qui cooptent les enseignes participantes. La moitié de ses visiteurs sont basés dans la région Asie-Pacifique, où la société a déployé ses bureaux.

Les galeries se réinventent en ligne

Alors que la concurrence fait rage entre plateformes, les méga-galeries ont pour leur part investi massivement dans leurs salles de ventes virtuelles. Pionnier, David Zwirner a lancé son premier showroom en ligne en janvier 2017, suivi par Gagosian en juin 2018. Ces derniers mois, leur offre s’est considérablement enrichie à la faveur du confinement, avec une surenchère de podcasts, visites d’atelier, expositions numériques, et même, pour la galerie Zwirner, de mini-foires virtuelles rassemblant des consœurs à New York, Los Angeles et Bruxelles. À côte de la programmation inédite de vidéos originales, de contenus, d’expositions et d’expériences digitales, Hauser and Wirth a quant à elle misé sur le développement d’une technologie qui lui a permis d’organiser fin avril sa première exposition en réalité virtuelle, « Beside Itself », en direct du futur espace de la galerie, « Hauser & Wirth Menorca », dont l’ouverture est prévue en 2021.

Faut-il y voir le signe d’une nouvelle orientation stratégique ? Chez Perrotin, qui privilégie l’esprit « viewing salon », le responsable des relations avec les plateformes de vente en ligne a quitté la galerie fin 2019. Depuis, celle-ci alimente au ralenti les plateformes où elle demeure présente. Quant au marchand David Zwirner, il a carrément recruté Elena Soboleva, une ancienne de chez Artsy connue pour ses talents d’influenceuse et son réseau, afin de diriger son département des ventes digitales et l’équipe qui œuvre en coulisses. « Derrière chaque projet, il y a de la recherche, des articles, des photographies, du marketing, des communiqués de presse, des vidéos et un espace de vente en ligne créés par des équipes numériques synchronisées », rappelle la jeune femme. Ces efforts seraient payants si l’on en croit Zwirner, qui affirme avoir vendu dès la preview de la foire Art Basel Online (qui s’est tenue du 19 au 26 juin) les deux tiers des œuvres présentées dans « Basel Online : 15 rooms ». Ce dispositif, accessible depuis le site de la galerie, rassemblait les œuvres inédites de quinze artistes pour une valeur totale de 28 millions de dollars. La vente en ligne, pour 8 millions de dollars, de la Balloon Venus Lespugue (Red), 2013-2019, de Jeff Koons, constitue par ailleurs son nouveau record autoproclamé.

Plus-value des plateformes : les galeries moyennes réservées

« L’expérience numérique ne pourra jamais remplacer celle, physique et émotionnelle, ressentie face à une œuvre d’art, assure Almine Rech (Paris), mais nous investissons dorénavant temps et énergie dans notre présence en ligne. » Cette mise de fonds reste cependant l’apanage des plus grosses enseignes, leur permettant de s’émanciper des structures existantes. Les galeries de plus petite taille investissent moins dans le numérique tout en privilégiant les plateformes. D’après le rapport UBS Art Basel 2020, « les ventes en ligne représentent 12 % des ventes des galeries qui font moins de 1 million de dollars de chiffre d’affaires, et 1 % pour celles réalisant plus de 10 millions de dollars ».

En moyenne, souligne le Artsy Gallery Insights Report 2020, le budget annuel marketing d’une galerie est de 43 000 dollars pour les foires et de près de dix fois moins (4 500 dollars) pour les plateformes en ligne. Selon la même étude, un tiers des acheteurs des galeries seraient directement issus de leurs fichiers clients, quand 6 % seulement viendraient des plateformes en ligne. Mais ces derniers sont en moyenne éloignés de 4 500 km des marchands, selon Artsy. « Nous avons vendu à des clients que nous ne connaissions pas aux États-Unis et dans les Émirats arabes unis », confirme ainsi Antoine Laurent, le directeur de la galerie In Situ-Fabienne Leclerc (Paris). Gérer la présence sur ces plateformes est cependant une activité chronophage. Faute d’animation, un emplacement sur Artsy ou Artnet n’est pas rentable. « Je me suis retiré il y a un an. Ça ne m’a rien apporté, témoigne ainsi Jérôme Poggi (Paris). Sans doute faut-il y consacrer de l’énergie, or ce n’était pas ma priorité. » En effet, « répondre aux mails de demande, préparer les colis, renouveler les images, cela prend du temps et seules les grosses galeries peuvent se permettre d’avoir un personnel dédié », explique Pernille Grane, responsable administrative de la galerie Jeanne Bucher Jaeger (Paris). D’autant qu’un événement comme la disparition d’un artiste peut déclencher un intérêt soudain. Le décès de l’artiste indienne Zarina, le 20 avril, a ainsi suscité un afflux de demandes. « La galerie a vendu à cette occasion des œuvres à des prix en ligne jamais atteints auparavant, jusqu’à 50 000 dollars. »

Présent sur Art Basel Online avec une programmation renouvelée quotidiennement, le galeriste Jocelyn Wolff (Paris) déplore « le fait que sur Internet les œuvres se périment », mais se promet d’analyser après coup son expérience sur la foire en ligne. « Pourquoi un jeune artiste comme Santiago de Paoli a-t-il presque autant de clics qu’un autre, plus reconnu ? Existe-t-il une recette magique pour vendre en ligne ? Je ne crois pas. » Il y a cependant des méthodes. « Pour que cela reste dynamique, il faut renouveler les œuvres, indique pour sa part Nathalie Berghege, chez Lelong & Co (Paris). Elle le constate par ailleurs, sur Artsy « les “iPad Drawings” de David Hockney se vendent bien. Outre la notoriété d’Hockney, le médium est très adapté, le format, le prix aussi, puisqu’il s’agit d’éditions. C’est l’équation parfaite ». Pendant le confinement, Lelong & Co. a aussi développé les expositions sur son site, « scénographiées comme de véritables expositions à la galerie. La première, d’Etel Adnan, a très bien marché. C’est un espace supplémentaire où l’on peut proposer des petites monographies. Cela permet aux artistes de travailler. Fabienne Verdier vient de nous faire spécialement une série », raconte Nathalie Berghege. « Nous commençons à voir nos artistes s’emparer de cet espace virtuel de façon inventive, c’est ce que je trouve le plus passionnant, assure Elena Soboleva chez Zwirner. Certains nous demandent quand aura lieu leur prochaine exposition en ligne, et nous les accompagnons dans cette direction. »

Au risque de formater les œuvres ? « Nous ne voulons pas basculer dans des “viewing rooms” qui vont influer sur la pratique de l’artiste, affirme Daniele Balice [Balice Hertling, Paris]. L’exposition dans l’espace de la galerie doit rester le point de départ. J’espère que l’art en ligne n’est pas le futur de l’art. »

« On parle beaucoup de la migration du marché de l’art vers le numérique, relève Jocelyn Wolff. Si vous ne suivez pas, si vous n’êtes pas présent sur toutes les plateformes, vous passez pour un ringard. En ce qui me concerne, je me suis retiré d’Artsy au début du confinement, lorsque la société a annoncé vouloir prendre des commissions sur les œuvres. Et je demande à voir. Après la phase de la migration, je crois qu’il y aura une saturation. Et peut-être même une ère post-digital. »

Quand l’achat d’art est une bonne action

Une nouvelle plateforme s’apprête à venir bousculer le marché de l’art en ligne à la rentrée. Si son nom, tout comme son montage financier et la liste des galeries participantes, sont encore tenus secrets, son slogan, « buy art for good », affiche la couleur : engagée. L’achat d’une œuvre sur cette place de marché française à vocation internationale permettra en effet de reverser une part significative à des ONG partenaires, en optant pour l’un des objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU choisi par l’artiste. L’idée est de remettre « l’art contemporain au cœur de nos enjeux de société » tout en le débarrassant de son image tapageuse. Une vraie plus-value dans un environnement formaté, qui pourrait séduire les millennials, sensibles au discours éthique et plus prompts que leurs aînés à acheter en ligne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°549 du 3 juillet 2020, avec le titre suivant : Galeries en ligne, Les nouvelles stratégies

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