PARIS
Spécialiste reconnue internationalement de l’Art déco, la galeriste parisienne Cheska Vallois revient sur les moments forts de sa carrière.
Pourquoi avez-vous fait de l’Art déco votre spécialité ? C’est un coup de foudre amoureux. Quand j’ai découvert cette époque, j’ai tout aimé. Les premiers objets que j’ai vus, je n’y connaissais rien ! Alors j’ai voulu approfondir, en allant dans les musées et à la bibliothèque Forney. Depuis 50 ans, je n’ai pas lâché une seule seconde cet amour-là. Je trouvais à l’Art déco toutes les qualités que l’on peut désirer : c’est une période révolutionnaire dans le meuble, d’une modernité inouïe, chez presque tous les créateurs de l’époque. Et cette modernité est accompagnée d’une sophistication tout à fait magnifique, avec des matériaux superbes. J’ai eu le sentiment d’un monde qui me convenait et dans lequelle mon mari et moi sommes rentrés à pieds joints.
Comment a évolué ce marché ? Nous avons commencé en 1970. On trouvait mille choses aux Puces, mais il y avait très peu de clients. Nous achetions pour rien et revendions pour pas grand-chose. À partir de 1972, il y a eu la vente de la collection Jacques Doucet, qui tout à coup a fait réaliser à beaucoup de gens qu’il s’était passé quelque chose de très important au début du XXe siècle. Les couturiers ont été les premiers à s’y intéresser : Yves Saint-Laurent, Karl Lagerfeld, Hélène Rochas. Ils venaient une fois par semaine regarder ce que nous avions trouvé et achetaient. Ils nous ont permis d’exister, de durer et ont été des compagnons de route jusqu’à la fin de leur vie pour la plupart.
À partir de 1977, les premiers Américains sont arrivés – d’abord des marchands, comme Barry Friedman et Ileana Sonnabend. Le marché s’est incroyablement développé chez eux : ils ont aimé totalement cette époque et sont encore les plus grands collectionneurs dans ce domaine (80 % de notre clientèle est américaine et 20 % européenne). Les Français étaient là aussi mais, petit à petit, à partir de 1980, quand les prix ont commencé à s’envoler, ils ont décroché.
Les prix de l’Art déco, de 1970 à aujourd’hui, n’ont jamais fait marche arrière. Ils sont montés très progressivement, d’année en année. Et maintenant, malgré la situation catastrophique que nous traversons, le marché se porte très bien. Nous concernant, la demande est là et elle est intense. Nous n’avons qu’un seul problème : trouver des pièces.
La raréfaction de la marchandise s’est-elle accentuée ? Nous travaillons une période de création de 30-35 ans. En laissant de côté tout ce qui ne nous paraît pas être du domaine de l’excellence, nous recherchons ce type d’objets depuis 50 ans ! Cette époque a été « pillée » un temps plus long qu’elle n’a existé, donc il ne peut en être autrement. En considérant le nombre de chefs-d’œuvre que j’ai eus, je ne crois pas qu’il y en ait tellement encore dehors.
Parfois, j’arrive à racheter des pièces que j’ai vendues il y a 40 ans mais, bien souvent, les collectionneurs ne sont pas vendeurs. Quand nous ne serons plus là, les collections le seront encore mais je ne vois pas – étant donné les prix – comment les marchands pourront les racheter. Des fondations se créeront ou les objets seront remis sur le marché par l’intermédiaire des maisons de ventes.
Quels sont les temps forts de votre carrière ? Ce sont les rencontres humaines. J’ai rencontré quelques personnes, dont j’ai fait les collections, que je n’aurais pas rencontrées dans un autre métier. Ma rencontre avec Eileen Gray aussi a été capitale. Sans que je m’en rende compte sur le moment, elle a été extrêmement importante dans mes choix. J’ai regardé autrement les meubles quand j’ai découvert les siens. Mon exposition « Eileen Gray » à la Biennale des antiquaires en 2000 a marqué un tournant : tous ces meubles en majesté qui ont fait courir le monde… Tout cela a été porté au pinacle lors de la vente Yves Saint-Laurent en 2009 avec le fauteuil aux dragons, provenant de notre galerie, acquis 10 000 francs en 1971 et acheté pour l’un de mes collectionneurs à 22 millions d’euros en 2009. J’ai acheté des œuvres qui m’ont rendue folle de bonheur, de sept ou huit créateurs que je promeus : Jean Dunand, André Groult, Armand-Albert Rateau, Pierre Charreau, Pierre-Émile Legrain…
Qu’est ce qui a changé depuis vos débuts il y a 50 ans ? D’abord, le métier d’antiquaire. Je ne regrette pas une seule seconde de l’avoir fait mais je trouve qu’aujourd’hui il lui manque deux choses essentielles : le côté « chasse au trésor » et son aspect totalement confidentiel et mystérieux, disparu depuis l’avènement d’Internet. Où est le rêve ?
La clientèle aussi a évolué. Les premières années, les gens étaient face à quelque chose qu’ils ne savaient même pas nommer et l’argent n’était pas la question. Aujourd’hui, il en faut beaucoup pour constituer une collection d’Art déco. Et c’est une clientèle qui n’est plus française : même si la France est encore riche en objets, ils partent à l’étranger.
Quant au quartier, depuis notre installation rue de Seine en 1980, il a beaucoup changé. De nombreux marchands sont venus s’y installer. Nous y formons un ensemble de spécialistes, dans des domaines très différents, permettant aux collectionneurs de trouver ce qu’ils cherchent dans un périmètre restreint. C’est le quartier le plus excitant à Paris, quand on est amateur d’art.
Achetez-vous des pièces aux enchères ? Parfois. Pour moi, ou alors je conseille à un client d’acheter une pièce que je considère comme manquante dans sa collection. Je ne dis pas que parfois je n’ai pas un brin de jalousie quand une pièce sublime que je n’ai pas trouvée moi-même passe aux enchères, mais cela se produit peu car les maisons de ventes ont les mêmes problèmes que nous. Marchands et ventes publiques forment un marché solide, en se confortant l’un l’autre.
Et les salons ? De 1986 à 2014, j’ai fait toutes les Biennales des antiquaires, un salon qui était un joyau, envié par le monde entier. Pour moi, ils ont tué cette flamme-là en faisant d’un salon sublissime un événement annuel. Il fallait au moins deux ans pour trouver des pièces et imaginer un décor. J’ai trouvé presque une équivalence – la féérie en moins – avec Tefaf New York en mai. Nos clients étant à New York, nous avions moins intérêt à aller à Maastricht. Et puis ces salons sont trop rapprochés alors il fallait faire un choix. Quant au nouveau salon qui remplace la Biennale, je n’ai pas assez d’informations pour en parler.
Quels sont vos projets ? Il y aura Le Rendez-vous le 20 mai, avec les autres galeries du quartier ainsi que Tefaf New York en mai 2022. Côté expositions, j’en ai déjà fait beaucoup, même si j’aurais aimé en faire une sur Pierre Legrain un jour, mais il n’y a pas assez d’objets. Mon activité essentielle demeure la recherche de chefs-d’œuvre. Tout ce qui était possible de faire pour cette époque, il me semble l’avoir fait. Mais je continuerai tant que je serai debout car je ne sais pas vivre sans les objets, sans mon métier. Je trouverais très bien de disparaître en levant le doigt pour une enchère.
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Cheska Vallois : « Malgré les circonstances, le marché de l’Art déco se porte très bien »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°564 du 2 avril 2021, avec le titre suivant : Cheska Vallois : « Malgré les circonstances, le marché de l’Art déco se porte très bien »