Antiquaire

Marchands de père en fil(le)s

Par Marie Potard · L'ŒIL

Le 3 septembre 2019 - 2286 mots

FRANCE

Dans le monde feutré des marchands d’art, nombreux sont les enfants à avoir poursuivi le même métier que leur père ou leur mère. Pourquoi ont-ils suivi cette route et comment ont-ils réussi à marcher avec succès dans les traces de leur ascendant ? Par facilité ? Pas toujours, beaucoup s’y étant cassé les dents.

Georges-Philippe, Cheska et Bob Vallois - Copyright photos Olivier Marty (Georges-Philippe Vallois) & Galerie Vallois
Georges-Philippe, Cheska et Bob Vallois
© Photos Olivier Marty (Georges-Philippe Vallois) & Galerie Vallois / Montage photo LeJournaldesArts.fr

Le milieu des marchands d’art est un secteur marqué par une endo-reproduction très forte. Les professionnels trouvent en effet, le plus souvent, leur successeur dans le vivier familial. Si l’activité se prête bien à la gestion d’une petite équipe familiale, le métier nécessite parfois de se développer sur deux ou trois générations, à l’image des dynasties Kugel ou Malingue. D’une manière générale, le père ou la mère souhaitait que son enfant poursuive le même chemin. « Pourquoi ? Pour ne pas que toutes les connaissances accumulées et le stock s’envolent en fumée », répond Yves Gastou, marchand de design dont le fils Victor est venu le rejoindre à la galerie. Or on ne transmet pas ce genre de choses à un inconnu. « Nous ne sommes pas marchands de chemises ou de chaussettes ! », lance Corinne Kevorkian, qui a repris la galerie de sa mère.

Une vie « de rêve »

Toutefois, certains parents ont pu être réticents à l’idée de cette « reproduction interne », à l’instar de la galeriste Cheska Vallois, spécialisée en Art déco : « Je ne désirais pas que mon fils devienne “fils de” en reprenant une galerie d’antiquaire. J’avais vu trop peu de réussite autour de moi. » Raté : Georges-Philippe Vallois, son fils, est devenu marchand, certes d’art contemporain. Du côté des enfants, marcher dans les pas du père n’est pas non plus nécessairement une évidence. « Je voulais être acteur, pour ne pas faire comme mon père, et me démarquer », rapporte Alexandre Piatti qui, après avoir vécu ce rêve, est revenu à ses premières amours en s’installant, non à Biot comme son père, mais à Paris.

Comme lui, beaucoup se sont éloignés un temps de l’art pour mieux revenir ensuite. « Lors de ma formation en école de commerce, à aucun moment je n’ai envisagé de travailler en tant que marchand de tableaux comme mon père. Je n’étais d’ailleurs pas programmé pour cela », raconte Franck Prazan, qui a finalement repris en 2004 la galerie paternelle Applicat-Prazan, spécialisée dans les grands peintres de l’École de Paris des années 1950. Guillaume Léage, lui, finissait ses études lorsque son père François Léage, qui avait ouvert sa galerie en 1972, est brusquement décédé, tandis qu’Antoine Barrère est venu donner un coup de main à la galerie lors d’une période compliquée familialement. Il n’en est jamais reparti depuis, maintenant, 25 ans.

Pourquoi faire le même métier que ses parents ? « Au fil du temps, c’est devenu une vraie passion, comme une vague de fond qui nous emporte », répond Victor Gastou. « Parce que j’avais sous les yeux la vie de rêve de mes parents : être antiquaire, c’est être libre et indépendant », estime Alexandre Piatti. « Moi, j’ai fait tout cela pour que mon père soit fier de moi », confie Antoine Barrère. De plus, c’est aussi un métier d’une richesse sans fin. Amélie-Margot Chevalier se souvient : « Avant de rejoindre mes parents, il fallait que je sois sûre de moi. J’ai fait un stage de six mois au Textile Museum de Washington. Quand je suis revenue, je me suis dit : "C’est bon, je ne vais jamais m’ennuyer dans cette spécialité." »

Dans l’ADN

Mais, au fond, la vraie raison de cet atavisme familial réside dans le fait d’avoir grandi dans le milieu. Tous en sont convaincus. « J’ai baigné dans cet univers. Je ne me posais pas de questions, pour ou contre, bien ou mal. C’était le métier de mon père et ça avait l’air de le passionner », observe Antoine Barrère. « Avec ma sœur, on jouait dans un appartement qui servait aussi de showroom. Il y avait des œuvres partout : on s’éclatait le front sur des meubles de Sottsass ! », se remémore Victor Gastou. Mêmes souvenirs pour Alexandre Piatti qui a grandi dans la villa de ses parents où tout était à vendre : « C’est dans mon ADN. »

Depuis leur plus tendre enfance, ces « fils » et « filles de » ont entendu des « histoires de marchands ». Connaître les rouages du métier, les légendes, les anecdotes, etc. leur donne une sacrée longueur d’avance sur ceux qui ne sont pas issus du sérail. S’intéresser au domaine de compétence des parents est une manière aussi de s’en rapprocher. « Mon père avait une personnalité très dure, il était entièrement dédié à son activité professionnelle et la seule proximité que je pouvais avoir avec lui quand j’étais enfant, c’était autour de l’art », confie Franck Prazan.

La transmission de l’œil

De manière unanime, l’œil est le plus bel héritage, bien plus que le nom ou le carnet d’adresses. Ce n’est pas parce que le père ou la mère possède un œil que sa progéniture en hérite ; cependant, l’œil s’est nourri de tout ce qu’il a pu voir, enfant, à la galerie, à la maison… « L’œil, c’est comme l’oreille musicale, on l’a ou on ne l’a pas. Ensuite, on peut le développer ou non, mais il ne peut être forcé », estime Antoine Barrère. « Je ne connais pas le monde du tapis ancien, mais j’ai l’œil. Je sais si c’est bien ou pas. Pourquoi ? Je suis tombée dedans quand j’étais petite ! », lance Amélie-Margot Chevalier, qui a rejoint la galerie de ses parents en 2005.

De la même manière, tous s’accordent à dire qu’il y a transmission du goût. « Même si le fils n’exerce pas la même spécialité, il aura tout de même hérité du goût de ses parents », affirme Alexandre Piatti. Bien sûr, le goût évolue au fil du temps. Par exemple, Amélie-Margot Chevalier a ouvert le domaine de ses parents (la tapisserie ancienne) aux productions modernes et contemporaines. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de transmission sans passion. « Si on s’intéresse au métier du père, la transmission se fait ; mais s’il n’y a pas de passion, ça ne fonctionne pas », explique Guillaume Léage. « Pour que la transmission se fasse, il fallait que nos enfants aient la compétence, l’envie, la curiosité et, surtout, la passion, ce qui était le cas », confirme Dominique Chevalier. La transmission d’une exigence et une façon de travailler ont également été évoquées, tandis que, pour d’autres, elle s’est apparentée à un « kit de base » : « Mon père nous a toujours transmis ça, à mon frère et à moi, dans le sens “On ne sait jamais, ça pourra toujours vous servir” », relate Alexandre Piatti.

Reproduire le schéma parental peut revêtir différentes formes, selon la personnalité. Certains enfants de marchands ont repris l’affaire stricto sensu, d’autres ont ouvert leur propre boutique tout en conservant la même spécialité. D’autres encore – les moins nombreux – ont développé une autre discipline comme Georges-Philippe Vallois (galeriste d’art contemporain), Pablo Touchaleaume (marchand d’arts premiers dont le père est marchand de design) ou Jonathan Kugel (qui officie en art contemporain quand son père Nicolas est dans les antiquités). « Je ne me voyais pas refaire ce que mes parents faisaient, d’autant plus qu’ils ont une forte personnalité. J’étais ambitieux, j’avais envie d’affirmer mes goûts, probablement nés du fort intérêt de mon père pour l’art contemporain. À l’âge de 12 ou 13 ans, j’allais voir Arman et César avec mes parents. J’étais fasciné », raconte Georges-Philippe Vallois. Quand Franck Prazan a repris la galerie de son père, les choses ont été faites de manière à ce qu’ils n’aient pas à travailler ensemble, « car nous avions deux caractères assez forts », rapporte-t-il.

Une transmission informelle

Transmettre n’est pas simple. Autrefois, d’ailleurs, les marchands étaient avares de leurs connaissances. « Ils avaient le flair, mais ils ne savaient pas expliquer pourquoi c’était bon ou pas », indique Christian Béalu, antiquaire spécialisé en céramique, aujourd’hui à la tête de la boutique de sa mère. La transmission s’est faite de manière informelle : « Ce n’était pas “Écoute mon fils, tu vas apprendre”, mais plutôt de discussions. Du plus loin que je me souvienne, j’y ai toujours été intégré. Et si on est attentif, les discussions deviennent des leçons », observe Georges-Philippe Vallois. « J’ai la sensation que, quand on parle à quelqu’un qui écoute, qui regarde, qui comprend, sans même le vouloir, on communique et on donne plein de choses. C’était vraiment la vie ensemble et le fait qu’on ait vraiment beaucoup parlé », confirme Cheska Vallois. Par ailleurs, tous, sans exception, ont accompagné leur père ou leur mère dans les musées. « Tous les dimanches matin, mon père m’emmenait avenue du Président-Wilson [Musée d’art moderne de la Ville de Paris, ndlr] et ça me gavait prodigieusement ! », se rappelle Franck Prazan. Mêmes souvenirs pour Christian Béalu : « Quand mes filles étaient petites, nous allions tous les dimanches matin dans les musées. Pas longtemps, je ne voulais pas les abrutir. » « Je fais de même avec mes filles », poursuit Julie Béalu, venue retrouver son père en 1993.

Dans ce métier, on apprend donc sur le tas : « On regarde ce qu’il se passe et on essaye de comprendre pourquoi il y a de bonnes et de mauvaises affaires », révèle Antoine Barrère. Le contact avec les objets est essentiel : les voir et revoir sans cesse, les prendre en main. « C’est à leur contact et au cours d’achats que ma mère me transmettait certaines informations », détaille Corinne Kevorkian. Suivre partout le père ou la mère, voilà la recette : dans les salons, les musées, chez les clients, à Drouot, aux puces. « Je me suis plongé dans les livres et j’ai écumé les expos et les musées. Mon père m’a aidé de ses conseils et m’a confié des objets, ce qui est déjà beaucoup, mais il voulait que je me confronte, que j’apprenne par moi-même », se rappelle Charles-Wesley Hourdé, marchand d’art africain comme son père Daniel Hourdé, mais qui a fondé sa propre galerie.

Des désaccords

Au cœur de la transmission, la bienveillance a joué un rôle fondamental. « Mes parents m’ont accompagnée. Ils m’ont fait confiance », rapporte Amélie-Margot Chevalier. Pas de pression non plus. « Mon père ne m’a jamais poussé et même, au départ, il me freinait », relate Charles-Wesley Hourdé. Par ailleurs, dans le cadre d’une reprise de boutique, impliquer l’enfant dès le début est primordial. « Mon père m’a tout de suite associé aux décisions de la galerie », confesse Antoine Barrère. A contrario, « certains enfants de marchands ont toujours été mis à l’écart et, maintenant, ils végètent, quand ça ne s’est pas terminé par un drame. S’il n’y a pas une volonté de la part des parents de transmettre, ça ne marche pas », raconte un acteur du marché. Les exemples d’enfants « écrasés » par le père ne font pas exception dans cette profession, de même que les successions ratées. Certains ont vogué vers d’autres horizons, d’autres sont retournés aux puces…

On l’a déjà dit, reprendre le métier du père ou de la mère n’est pas si simple. « 95 % du temps, nous étions d’accord sur tout, mais pendant une période de 2 ou 3 ans, pour ces 5 % de désaccord, nous avons lutté pour savoir qui aurait le dernier mot. Un jour, le fils prend le dessus. C’est aussi un peu rassurant pour un père qu’on lui arrache un peu le pouvoir des mains plutôt que de le donner, cela veut dire que le fils ou la fille est prêt à prendre les rênes », relate Antoine Barrère. Les exemples de divergences de points de vue liés à l’arrivée d’Internet et aux nécessités d’y adapter le travail, comme les désaccords face à certains achats, ne manquent pas. « Quand mon père venait à la galerie le samedi, il me voyait sur l’ordinateur et me disait : « Pourquoi tu ne travailles pas ? » S’il a eu du mal à comprendre que les clients étaient désormais dans le monde entier, que les moyens étaient dématérialisés et qu’il fallait participer aux foires, il l’a finalement vite intégré », explique Franck Prazan.

Le nom, un avantage

La filiation suffit rarement à elle seule. En revanche, elle est un formidable accélérateur de carrière. « En étant « fils de », on gagne du temps », concède Charles-Wesley Hourdé. « J’ai mis dix ans à me faire un nom, ce qui m’a semblé très long », rapporte Xavier Eeckhout, marchand spécialisé en sculpture animalière, non issu du sérail. « Je n’y connaissais rien. Moi, je n’ai pas entendu mon père parler de tel salon, de tel achat ou de tel collectionneur… Il m’a fallu beaucoup travailler : je suis allé aux puces tous les samedis et dimanches matin pendant sept ans. » Le nom est-il un avantage ? Assurément, même si la comparaison peut parfois être pesante. Il est vécu comme un formidable tremplin, une force, une fierté, surtout si la réputation est bonne. Seul peut être ressenti comme un poids l’accomplissement antérieur « et la volonté d’être à la hauteur », concède Corinne Kevorkian.

En revanche, le carnet d’adresses des parents est un faux ami. D’abord, il est nul quand la spécialité n’est pas celle des parents, comme ce fut le cas pour Georges-Philippe Vallois. C’est aussi vrai lorsqu’il s’agit de la même : « Mon père m’a bien imprimé ses adresses pour ma première exposition mais cela n’a servi à rien, car seule la relation avec la personne compte », rapporte Charles-Wesley Hourdé. Quant au stock, il peut s’avérer être un sacré avantage, encore faut-il l’utiliser à bon escient. Dans le cas particulier de Nicolas et Alexis Kugel (cinquième génération), leur père Jacques a laissé à sa mort, en 1985, un stock considérable. « Même s’ils ont fait leur trajectoire seuls, ils sont partis de ce stock, ont compris ce qu’il recélait et ont amplifié la réussite de leur père en montant en gamme. Un rare exemple », observe un connaisseur du marché. Pas facile de dépasser le père dans ce milieu, mais certains y sont parvenus.

« La Biennale Paris »,
du 13 au 17 septembre 2019. Grand Palais, 3, avenue du Général-Eisenhower, Paris-8e. Vernissage le 12 septembre. Du 13 au 17 septembre, de 11 h à 22 h. Fermeture mardi 17 septembre à 18 h. Tarifs : 35, 30 et 20 €. www.labiennaleparis.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°726 du 1 septembre 2019, avec le titre suivant : Marchands de père en fil(le)s

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