À l’inverse des artistes français, une vague de designers hexagonaux a réussi à se tailler une place au soleil.
La France avait déjà son champagne, ses chefs et ses couturiers. Passé l’engouement pour “les jeunes créateurs”, le “look”, la mode a désigné ses nouveaux élus : “les designers”, écrivait Laurence Benaïm dans le quotidien Le Monde en 1988, ajoutant que le « design français triomphe, s’expose, s’exporte ». Après une longue période comateuse, une nouvelle génération de designers a pris le taureau par les cornes dans les années 1990, avec l’appui de nouveaux éditeurs comme Neotu et En attendant les barbares. L’inspiration baroque de l’ancien duo Garouste et Bonetti croise le fer avec le design monacal glacé et racé de Philippe Starck ou Martin Szekely.
As de la communication et mégalomane avéré, Philippe Stark a joué sur tous les fronts, de la vente par correspondance au design industriel. Les branchés le connaissent surtout pour l’aménagement à Paris du café Costes (1984) ou du restaurant Bon (2000). Sa chaise Louis Ghost chez Kartell sera un best-seller. Mieux que d’autres, Starck a traduit, voire devancé son époque. Il prône ainsi les « Good Goods », « l’objet bon, honnête, responsable, respectueux de la personne ». « Starck a une maîtrise de l’hyper-luxe comme du super-best-seller et une vision extralucide de la planète, souligne Fabien Naudan, spécialiste chez Artcurial. C’est une machine de guerre. » Une machine de guerre qui ne stimule guère son second marché. Pourtant ses pièces se vendent toujours bien, à des prix moyens. En avril, six fauteuils J, série « Lang », ont été adjugés pour 9 900 euros chez Artcurial. Malgré des stratagèmes cousus de fil blanc, Starck reste vénéré par ses pairs, au point que Christian Ghion a customisé la chaise Louis Ghost en lui rajoutant bracelets et collier en cuir.
Le bien fait numérique
D’autres designers seront passés par la case Starck. C’est le cas de Matali Crasset, qui fera ses armes dans son agence de 1993 à 1997. Elle se fait connaître en 1995 avec Quand Jim monte à Paris, colonne modulaire composée d’un matelas, d’un cintre et d’une lampe. Matali Crasset excelle surtout dans la mise en scène d’univers très personnels. Tout en jouant sur un principe d’hospitalité et de modularité, elle aime nous dérouter. « Pratiquant l’humour à froid, elle nous invite à nous déconditionner de nos manies, nous faisant prendre une baignoire pour un baldaquin ou un lit pour une table », observe la critique d’art Anne-Marie Fèvre. La galerie Thaddaeus Ropac (Paris) proposait l’an dernier sa méridienne appelée Nature morte à habiter, éditée à huit exemplaires, pour 12 000 euros. Il faut compter 8 000 euros pour son Living Bench.
L’univers intériorisé et quasi hermétique de Martin Szekely a séduit le couturier Karl Lagerfeld, le milliardaire François Pinault et le producteur Marin Karmitz. Celui-ci l’a convié à aménager le cinéma MK2 Quai de Loire. Récemment, le tycoon américain Peter Brant lui a confié la bibliothèque de sa nouvelle fondation à Greenwich (Connecticut). La cote du designer a parallèlement fait un bond en galerie. Une armoire en alubocon éditée en 1999 à 12 exemplaires par Kreo se vendait alors 6 000 euros. La série ayant été épuisée, un exemplaire s’est vendu 12 000 euros en 2004. Sa table Concrete en ductal s’échange pour 50 000 euros tandis que son étagère T2 en aluminium laqué vaut 35 000 euros chez Kreo.
Existe-t-il une french touch, un fil invisible reliant Christophe Pillet, Pierre Charpin, Matali Crasset ou Christian Ghion ? Pas vraiment, si ce n’est un parfum de sagesse et d’élégance. Agnès Standish-Kentish, directrice de la galerie En attendant les barbares, y décèle une certaine poésie. « Il y a chez les Nordiques et les Hollandais quelque chose de plus loufoque, entre bouts de ready-made et collages inattendus. Les Français ne sont pas les leaders du “choc”. On n’est pas dans la provocation, on ne l’a jamais été, observe Fabien Naudan. Au contraire, il y a une forme d’adhésion, on est à l’école du bien fait numérique. Il n’y a plus autant de designers qui travaillent avec le savoir-faire des arts appliqués. » Ce souci d’épure semble faire florès hors de nos frontières. Au point qu’une nouvelle société d’édition française produit des pièces de Karim Rashid pour le marché étranger. Néanmoins, selon Fabien Naudan, il n’y a pas de quoi se gargariser. « Je ne suis pas sûr qu’hormis Starck et les Bouroullec [Ronan et Erwan] il y ait tellement de designers français “bankable”, estime-t-il. En revanche, les sièges des frères Campana, de Ron Arad, de Joe Colombo ou de Verner Panton ont inondé la planète. »
Propulsés dans l’Olympe des créateurs, les frères trentenaires Ronan et Erwan Bouroullec ont apporté une écriture et une respiration différentes, mais sans tapage. « On avait été trop loin dans la production d’objets sans besoin, il y avait eu beaucoup de simple relookage », rappelle le galeriste parisien Didier Krzentowski. Extrêmement maîtrisé, le travail de cette fratrie repose sur des jeux de combinaison et des concepts simples, comme la transparence ou la monochromie. « Les Bouroullec sont fins et polyvalents, résume le spécialiste d’Artcurial Fabien Naudan. Ce n’est pas du pur intello que les gens ne compren-draient pas et ce n’est pas du pur commercial non plus. » Leur saga commence en 1997. La galerie Neotu (Paris) présente alors les vases combinatoires de Ronan. Trois ans plus tard, elle produit une étagère – baptisée Charlotte en hommage à Charlotte Perriand –, dont la version à cinq planches vaut alors 25 000 francs. Exposés au Museum of Contemporary Art de Los Angeles, achetés par le Centre Pompidou (Paris), le Museum of Modern Art de New York ou des collectionneurs réputés comme Marcel Brient, Frank Cohen et Adam Lindeman, les Bouroullec ont vu leur prix grimper prodigieusement. Leur relecture du lit clos breton, cabine grillagée à porte coulissante sur pilotis, éditée par Kreo à 12 exemplaires, valait 45 000 euros en 2006. La même année, un exemplaire était adjugé 96 000 dollars chez Phillips de Pury & Company. Les duettistes s’orientent de plus en plus vers les environnements globaux et modulaires. Il faut compter 50 000 euros à la galerie Kreo pour leur sofa encastré dans une boîte noire.
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« French touch »
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Abonnez-vous dès 1 €Didier Krzentowski, directeur de la galerie Kreo, Paris
Pourquoi les designers français sont-ils plus reconnus à l’étranger que les artistes hexagonaux ?
Les galeries françaises de mobilier sont tout d’abord perçues de manière très différente des galeries françaises d’art. Pour le meuble du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1950, Paris reste la capitale. Les Américains n’ont pas fait un blackout sur l’histoire du meuble comme ils l’ont fait pour l’histoire de l’art. Les deux desi-gners les plus connus au monde, ce sont Philippe Stark et Andrée Putman. Aux États-Unis, on en est encore au stade de la décoration. Il n’y a pas de grands designers hormis pour l’industrie pure et dure. Jonathan Ive, [responsable du design des produits] d’Apple, n’a pas fait de meubles que je sache. Par ailleurs, les créateurs français collaborent avec les plus grands éditeurs. Les Bouroullec travaillent ainsi pour Magis, Vitra ou Alessi.
Leurs prix se situent-ils au même niveau que ceux des designers étrangers ?
Pour tous les designers, quelle que soit leur nationalité, les prix montent normalement. Seuls Mark Newson, Zaha Hadid et Ron Arad échappent à la règle, mais pour combien de temps ? Par ailleurs, nous n’avons pas constaté beaucoup de second marché sur ces créateurs. En dix ans, on n’a dû voir qu’une vingtaine de meubles repasser sur le marché. Ces créateurs ne connaissent pas non plus la crise car il y a très peu de pièces disponibles.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°308 du 4 septembre 2009, avec le titre suivant : « French touch »