PARIS
C’est l’événement de la rentrée. L’institution parisienne expose des œuvres produites par Vincent van Gogh (1853-1890) durant les deux derniers mois de sa vie, à Auvers-sur-Oise. Une première, et un véritable tour de force.
Quand ils découvriront l’exposition « Van Gogh à Auvers-sur-Oise », il y a fort à parier que les visiteurs seront happés par la magie des couleurs et l’expressivité sidérante de la peinture du maître. Peu probable, en revanche, qu’ils mesurent le tour de force technique et diplomatique qu’a nécessité l’organisation de cette réunion de chefs-d’œuvre.
Tout a commencé en 2018. « Le Musée Van Gogh d’Amsterdam cherchait pour son cinquantième anniversaire un sujet fort et inédit, et un partenaire important », relate le commissaire de l’exposition Emmanuel Coquery, conservateur général et directeur du développement culturel du Musée de la BnF. « Orsay étant l’un des principaux détenteurs des tableaux de Van Gogh, il s’est imposé comme un partenaire naturel. À nous deux, nous avions déjà une quinzaine d’œuvres emblématiques, soit le noyau conséquent d’une exposition. » Un argument choc pour convaincre les prêteurs qui se départent à contrecœur d’œuvres si convoitées qu’elles motivent parfois à elles seules la visite d’un musée. « Ce partenariat nous a clairement aidés à obtenir les prêts car, à nous deux, nous avons un poids et une légitimité irréfutables pour construire ensuite, prêt par prêt, le reste de la sélection auprès des institutions. Cela nous confère un vrai loan power, une capacité à emprunter par des prêts réciproques, et cela double notre force de frappe. » Cette alliance a aussi aidé à exaucer certaines requêtes, notamment auprès de collectionneurs privés néerlandais. « Pour le dire un peu trivialement : on se tient mutuellement, résume Clémence Maillard, directrice des expositions d’Orsay. Le principal enjeu résidait dans les œuvres que le Van Gogh Museum allait accepter de faire très exceptionnellement sortir de ses murs, et nous des nôtres. »
Car si un tel projet n’a jamais été réalisé, c’est qu’il constitue un défi particulièrement hardi. Les tableaux réalisés de manière frénétique par Vincent Van Gogh lors de son séjour à Auvers-sur-Oise (74 toiles en 70 jours !) font en effet l’objet d’une surveillance pointilleuse, car ils sont fragiles et donc difficilement transportables. « On observe une sorte de pulvérulence due à sa technique, explique Emmanuel Coquery. Il travaille très vite, « gras sur gras », donc la matière sèche mal et la peinture n’a pas le temps d’adhérer à la toile. Ses forts empâtements fragilisent clairement les tableaux. On le voit distinctement dans les œuvres qui n’ont pas été rentoilées : le poids de la peinture crée des tensions sur la toile. » Cette vulnérabilité n’incite logiquement pas les propriétaires à prêter de tels trésors. « Malgré nos efforts, il y a quelques prêts que n’avons pas eus et que nous regrettons beaucoup comme le portrait de Marguerite Gachet conservé au Kunstmuseum de Bâle. C’est vrai qu’il est fragile, mais pas davantage que d’autres qui ont fait le voyage, eu égard à la qualité scientifique du projet. » Cette toile est ainsi l’une des rares de la fracassante série dite des doubles carrés à manquer à l’appel. « Onze des treize tableaux de la série sont réunis à Orsay : c’est un spectacle absolument unique, comme on en voit peu dans sa vie. Une telle réunion ne se fera plus jamais. Je me suis beaucoup battu pour cela et certains prêteurs sont revenus sur leur refus initial. »
De telles contraintes requièrent évidemment une vigilance extrême pour éviter toute perte de matière. Emballage, transport, scénographie ou accrochage : tous les maillons de la chaîne opératoire ont été scrupuleusement étudiés, afin de limiter au maximum les vibrations. Le musée néerlandais a notamment exigé que ses œuvres voyagent dans des caisses Turtle® [Lire encadré ci-dessous], qu’ils considèrent comme les plus sûres. « Nous nous sommes mutuellement apporté des garanties techniques et juridiques très importantes en raison de la fragilité des œuvres, de leur caractère vraiment exceptionnel, car ces pièces étaient indispensables au projet, confie Clémence Maillard. Les négociations ont été longues et fastidieuses, car il y a de gros enjeux en termes de sécurité. » Mais les tractations, qui ont duré presque jusqu’à la dernière minute ont porté leurs fruits. « Amsterdam a accepté pour la première fois de se séparer de son iconique Champs de blé aux corbeaux et nous de l’Église d’Auvers-sur-Oise, ce que nous ne faisons jamais. » En cours de route, s’est ajouté à ces contraintes un phénomène que les musées n’auraient pas pu anticiper : la flambée des attaques d’œuvres. « Face à la recrudescence de jets de liquides, plusieurs prêteurs ont récemment demandé que des verres de protection soient ajoutés. Évidemment, cela génère des coûts supplémentaires que nous avons dû intégrer à notre budget. »
Le budget d’une telle machine, qui mobilise l’intégralité des équipes du musée la direction de la conservation à la production, en passant par la communication, la sûreté et, bien sûr, les directions juridique et financière, sans compter la soixantaine de prestataires pour le montage, est évidemment conséquent. L’enveloppe frôle ainsi 1,5 million d’euros, ce qui est presque parcimonieux pour une opération de ce type. La coorganisation de l’événement a en effet permis de mutualiser les coûts et donc de faire baisser la facture en partageant les frais de transport, de caisses, les frais administratifs pour prêts, les encadrements et bichonnages éventuels. « Cela représente des économies incontestables qui nous permettent de rester dans un budget acceptable », confirme Clémence Maillard. Avec 135 œuvres provenant de 30 prêteurs basés aux Pays-Bas, en Suède, en Espagne, aux États-Unis ou encore à Hong Kong, toute économie est en effet bonne à prendre. « L’autre source d’économie a été la garantie d’État. Sans ce dispositif, nous aurions non seulement payé 100 % d’assurance commerciale, mais nous aurions même rencontré des difficultés à trouver des assureurs pouvant assurer un capital de cette envergure. Cela nous a permis d’économiser quelques centaines de milliers d’euros. À titre d’exemple, nous sommes sur le même capital que l’exposition Manet/Degas, mais avec moitié moins d’œuvres. » Un numéro d’équilibriste qui a toutefois ses limites, puisque le musée a dû finalement abandonner certaines œuvres pour des raisons financières, mais aussi écologiques en ce qui concerne les provenances isolées qui occasionnaient des dépenses démesurées.
Attention événement ! Près d’une décennie après la dernière monographie dédiée à Van Gogh, le plus français des Hollandais revient à Paris, et de quelle manière ! Le Musée d’Orsay orchestre en effet la toute première exposition consacrée aux derniers mois du peintre passés à Auvers-sur-Oise. Cette réunion spectaculaire de 135 œuvres constitue une première depuis plus d’un siècle, soit depuis la rétrospective organisée par Joanna, la belle-sœur du peintre, en 1905. Étonnamment peu connue, et longtemps moins appréciée que le reste de sa carrière, cette production se révèle enfin dans toute sa singularité et sa puissance expérimentale. Point d’orgue d’années de recherches et de réévaluations de ce corpus hors norme, exécuté avec une fièvre créatrice en à peine plus de deux mois, cette exposition permet de revoir des œuvres majeures et d’en admirer certaines pratiquement jamais vues, car encore en mains privées, à l’instar des vases de fleurs qu’il multiplie à cette époque et des variations sur le portrait d’Adeline Ravoux.
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C’est le nombre de prestataires qui ont travaillé pendant cinq semaines pour mettre en place la scénographie, installer l’éclairage et accrocher les œuvres.
1,5 million d’euros
C’est le montant du budget. Il a pu être revu à la baisse grâce à la mutualisation des coûts.
Un transport à haut risque
Point sensible, le transport de ces œuvres exceptionnelles. Pour limiter les chocs mais aussi les vibrations, et garantir la meilleure stabilité climatique possible, les tableaux venant des Pays-Bas ont voyagé dans des caisses dites Turtle®, un modèle très utilisé par les musées anglo-saxons. Composées de plusieurs épaisseurs de bois et de mousse, elles sont totalement modulables, et s’adaptent parfaitement aux contours des cadres.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°768 du 1 octobre 2023, avec le titre suivant : Van Gogh à Orsay, dans les coulisses de l’exposition