Tout tapis ancien est une œuvre unique, proche mais toujours différente d’autres pièces produites par un même atelier ou une même tribu.
Il cristallise une mémoire, une vision du monde ; il raconte une histoire, comme un vitrail ou une mosaïque. Dans cet espace de laine, sur le champ – la partie centrale du tapis – et ses bordures, se retrouvent un peu toutes les civilisations de ce “milieu des Empires” que fut l’Asie centrale, ou des fragments des plus antiques mythologies du Caucase. Un somptueux tapis de cour ou un beau kilim de nomades ont leur rythme visuel, un vibrato particulier, une mélodie qui leur est propre. “Dans les cadences de la musique du tissage est caché un secret ; si je le révélais, il bouleverserait le monde”, affirmait le grand mystique soufi de Konya, Djalal Al-Din Rumi. Dans le Haut-Atlas, aujourd’hui comme il y a encore quelques décennies dans les steppes d’Asie centrale, les femmes nouent à la cadence de “chansons de tapis” scandant ornements et couleurs. Orientalistes, archéologues, ethnologues et experts ont glosé à l’infini sur le sens et l’origine des motifs des tapis d’Orient.
À l’exception du cercle, toutes les formes géométriques de base sont représentées. La croix, très présente dans les tapis du Caucase, témoigne également de la réminiscence d’influences chrétiennes, en dehors même des tapis arméniens. Les losanges, les hexagones et octogones en crochet ou en escalier sont récurrents. Des formes similaires se retrouvent sur les plus anciennes poteries des civilisations anatoliennes. Les dessins des bordures dites “coufiques” rappellent les ornements des mosquées seldjoukides.
Certains tapis, notamment dans le Caucase, déroulent un extraordinaire bestiaire fantastique, plus ou moins stylisé. Les cornes de bélier, très reconnaissables dans les célèbres tapis Pérépédil – du nom d’un village de la région de Kouba, dans le Caucase –, expriment la force et l’abondance. Ce motif s’épure souvent jusqu’à l’abstraction, comme celui tout aussi fréquent des animaux bicéphales. Les oiseaux sont nombreux : les coqs, mais aussi les paons, comme dans les tapis caucasiens Akstafa. On y voit des chiens courants à huit pattes, des chameaux aussi dans les tapis des nomades Qashqaï ou Kamseh du sud de l’Iran, qui figurent aussi volontiers des lions dans leurs rustiques tapis Gabbeh. Le motif du “peigne” est commun, évoquant bien sûr l’outil avec lequel se prépare la laine, mais aussi, quand il a cinq doigts, la main de Fatima – fille du Prophète – censée protéger du mauvais œil.
De nombreux tapis, en Iran notamment, affectionnent les ornements botanique et floraux. Le boteh, le buisson fleuri semblable à celui du dessin cachemire, est parfois très chargé ou plus dépouillé, comme dans certains Chirvan du Caucase. Selon certaines interprétations, ce symbole évoquerait l’oiseau de paradis, la langue de feu zoroastrienne, une pomme de pin, une fleur de palmier, une figue. Ce motif répété à l’infini occupe tout le champ ou le mihrab des tapis de prière dont il est souvent l’ornement. L’”arbre de vie”, antique symbole d’éternité – représenté sous la forme d’un cyprès, d’un figuier ou d’un dattier –, trône encore fréquemment sur les tapis du sud de l’Iran (Baloutche, Bakhtiar...). Des tulipes stylisées ornaient certains des grands tapis classiques ottomans.
Le motif herati – un losange entouré de quatre feuilles dentelées –, originaire de la ville afghane de Hérat, a orné pendant des siècles les plus beaux tapis persans. Certains dessins, tels les gül farang (“fleurs de l’étranger”) de certains tapis kurdes iraniens (Bidjar) sont directement inspirés des tapisseries... d’Aubusson. On appelle gül, car ils peuvent évoquer une fleur stylisée, les typiques octogones arrondis ou dentelés – dits aussi “pieds d’éléphant” – qui s’alignent sur le champ des tapis Tekke d’Asie centrale, jadis appelés tapis de Boukhara. Même s’ils peuvent paraître très proches, ces gül sont différents d’une tribu à l’autre, chacun présentant un motif intérieur caractéristique : combinaison de croix, d’hexagones, d’éclairs, de losanges...
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Une symbolique multiple
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°60 du 9 mai 1998, avec le titre suivant : Une symbolique multiple