L’attirance, la fascination pour les tapis d’Orient est affaire de culture, d’émotion, et rarement de spéculation. Mais cette passion se traduit aussi en actes, nécessaires quand il s’agit d’un grand marchand, impérieux quand il s’agit d’un collectionneur. Les portraits qui sont présentés ici échappent à ces classifications. Robert de Calatchi, un des plus grands marchands de l’après-guerre, a été un “passeur”? de l’Orient à l’Occident, auquel il a montré ses “belles pièces”? au Louvre. Daniel Perrin est un collectionneur moderne qui privilégie l’aspect documentaire d’un tapis à sa valeur décorative. Amateurs de tapis et de kilims, Adam Munthe, Roland Gilles et James Williams, chacun de leur côté, sont devenus des acteurs engagés au service d’une passion commune : refaire vivre “in situ”?, dans le respect des traditions, l’art du tapis.
Quand Robert de Calatchi a eu l’idée de rédiger ses “souvenirs de grand marchand de tapis”, ses proches auraient préféré qu’il écrive “les mémoires d’un grand collectionneur”. Pas lui. Marchand il avait été, marchand il s’est revendiqué. Mais un formidable marchand, un valeureux, un magnifique personnage de Mangeclous, jeune Smyrniote débarqué à Paris entre les deux guerres, commis de magasin, traqué par les nazis, résistant, et collectionneur des plus beaux tapis d’Orient. Que d’énergie, de passion, de mégalomanie, ont ajouté ses détracteurs dans un milieu qui n’est pas porté à la confraternité, jusqu’à la consécration la plus absolue qu’ait jamais connue, et ne connaîtra jamais, un marchand : sa collection de tapis exposée à Paris, en 1955, au Musée des arts décoratifs, dans le Palais du Louvre. Pour son ancien conservateur en chef, François Mathey, “d’autodidacte”, il était devenu “le maître, et probablement le dernier prosélyte”. Mais, s’il a eu de prestigieux clients, dont les présidents René Coty et Georges Pompidou, il note que “le mot tapis semble indisposer les Français. Ils ne conçoivent pas que c’est un art majeur”. L’œil, le toucher, un “je-ne-sais-quoi”, du charme et des emportements ont fait de lui un marchand à part, éloigné des combines qui infestent les ventes aux enchères de Drouot : “En cinquante ans, je n’y ai acheté que trois pièces : cet endroit est faisandé”. Pour Kevork Tcharkoudian, jeune restaurateur, “il y a du Salvador Dalí dans Robert de Calatchi, une classe surréaliste dans une profession bien terne”. Lui avoue avoir passé des nuits blanches à rêver de tapis, avoir aussi sacrifié bien des choses, et des êtres, à sa passion. Depuis qu’il a fermé boutique, boulevard Haussmann, Robert de Calatchi trône à 90 ans dans son appartement bourgeois de la Rive droite. Derrière lui, au mur, est accroché un magnifique tapis Ghiordès de prière du XVIIIe siècle à l’état parfait. Et puis, d’une phrase, il dit l’essentiel : “Un tapis, c’est le seul objet d’art qui meurt de sa mort naturelle, foulé aux pieds”.
Daniel Perrin, collectionneur en tous points
Révéler le sens d’un tapis, en tous ses états, et en tous points... Cela fait trente ans que Daniel Perrin s’est découvert une âme de velours. Des plus râpées au mieux fournies, il s’est lancé à la recherche de toisons abandonnées, dédaignées : “J’ai été un des plus grands collectionneurs de serpillières de Paris”. Il aura fallu un premier face-à-face avec d’anciens tapis turcs de prière, en salle des ventes à Versailles. Il n’a pu résister à l’envie d’en acheter un, puis deux et trois. Après en avoir disposé, il s’est laissé posséder par eux. Quand il repense à cette scène primitive, Perrin ne cherche pas d’explications. Son père dirigeait un chantier naval, et il était fasciné, note-t-il, par l’Asie mineure où ses bateaux traversaient le Bosphore. Ce n’est pas chez les marchands du boulevard Haussmann qu’il va trouver son bonheur et quelques trésors, mais en furetant au marché aux Puces de Saint-Ouen, au fond des magasins arméniens, dans d’improbables brocantes : “Les collectionneurs de tapis, comme les marchands, ne recherchaient que des pièces parfaites, n’ayant que mépris pour ces bouts de chiffon”. Et pourtant, un gûl primordial d’un fragment turkmène, une bordure orpheline d’un talish caucasien peuvent receler autant de beauté, et dégager plus d’émotion : “On est chaque fois saisi, devant un tapis de nomades ; par le formidable décalage entre des conditions de vie si primitives et une telle aptitude à sublimer des rêves ancestraux”. Des déceptions jalonneront son parcours, comme l’expérience sans suite d’une association française d’amateurs et de collectionneurs de tapis, qui pourtant a organisé, à Boulogne, une exposition mémorable en 1982. Prosélyte qui s’affirme bien tempéré, Daniel Perrin jure qu’on ne l’y prendra plus. Jusqu’à la prochaine fois.
Adam Munthe, l’esprit des formes
Il aura fallu à Adam Munthe un coup de blues, à la fin des années quatre-vingt, au plus fort de sa passion pour les vieux kilims turcs : “Bloqué, un jour d’hiver, dans un village moribond d’Anatolie, cette quête m’est apparue stérile, sans avenir”. À quoi bon traquer ce qui devient rarissime, s’avère souvent inutilisable et ne s’adresse qu’à une élite ? Pour justifier une monomanie des pièces anciennes, mêmes râpées et rapiécées, les amateurs parlent d’une tradition aujourd’hui perdue, des coloris dégradés, des formes abâtardies. Les tapis d’Orient récents ou neufs, noués au kilomètre, offerts en “solde “ permanent dans les capitales occidentales, ne leur donnent pas tort. Au passéisme, au mercantilisme, il a voulu répondre par un défi : “J’ai pensé qu’on pourrait faire revivre un art qui nous paraissait disparu”. Avec son complice Asim Kaplan, il a appris ce qu’on n’enseigne pas. Comment reconnaître les meilleures laines d’un mouton ou tirer des plantes une palette de couleurs naturelles. “Puis, avec patience, nous sommes arrivés à aider les gens à revenir à leurs traditions, en redonnant une raison de vivre aux familles déracinées, acculturées dans les banlieues sordides d’Istanbul”. Quatre cents familles, dans une vingtaine de villages autour de Konya, travaillent aujourd’hui pour l’Asad Company, basée à Londres, qui centralise leurs activités. N’en déplaise aux puristes, Adam Munthe, s’il prêche le respect des formes, a en horreur le formalisme. Un côté excentrique qui lui viendrait de son grand-père suédois Axel, romancier célèbre avant-guerre et esprit cosmopolite. Des métiers à tisser sortent des tapis à motifs turcs, y compris avec les médaillons des fameux Ouchak, mais aussi caucasiens, persans ou de style européen, de William Morris aux créateurs contemporains. Ils ont été choisis en Angleterre par le National Trust, ou décorent de grandes demeures comme Spencer House, tandis qu’en France, ils se retrouvent au Louvre ou au château Laffite.
Sur la route des tapis anciens
D’abord, il y a eu la passion d’Orient qui les a amenés l’un et l’autre à enseigner en Syrie, en Irak, au Soudan et au Koweït, puis sont venus les tapis, quintessence de ce monde. “Ils suggèrent la splendeur avec les matières les plus humbles, la laine et les couleurs tirées des plantes”, souligne Roland Gilles qui, avec James Williams, a ouvert il y a vingt ans un magasin de tapis au cœur du vieux Paris, dans un rez-de-chaussée voûté comme une boutique du souk de Damas. “Il n’y a qu’en français que marchand de tapis a une connotation péjorative”, ironise James Williams. Tout à la fois intellectuels et marchands, ils sont des spécialistes reconnus dans l’art des teintures naturelles qu’ils utilisent pour la restauration des tapis anciens. Une tradition qu’ils ont réussi à faire revivre dans les lieux de production. “Au début, personne n’y croyait”, se souviennent ces deux passionnés dont l’aventure a commencé en 1989, avec la rencontre d’un haut fonctionnaire retraité de l’Unesco, lui aussi fervent amoureux de tapis anciens. L’organisation internationale parraine en 1990 une première mission provisoire à Mazar-I-Sharif, au nord de l’Afghanistan, puis une seconde quatre ans plus tard à Hérat, au sud. Il s’agit de d’enseigner à nouveau les techniques anciennes, pour les couleurs comme pour les motifs, en même temps que sont donnés des cours d’alphabétisation et d’arithmétique. Ils créent deux grands ateliers d’une quarantaine de personnes, l’un d’hommes, l’autre de femmes, ce dernier fermé depuis par les taliban, les islamistes fanatiques. Mais elles continuent à travailler chez elles avec ces méthodes traditionnelles ressuscitées. La greffe a pris. Une dizaine de ces pièces sont fabriquées tous les deux mois, qui trouvent preneur sur place comme sur les marchés occidentaux. Roland et James en ont quelques-unes dans leur boutique, mais leur vraie passion reste les tapis anciens où ils font autorité.
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Portraits de collectionneurs
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°60 du 9 mai 1998, avec le titre suivant : Portraits de collectionneurs