Le grand art du tapis a son cœur en Orient. De belles pièces ont certes été tissées en Transylvanie, en Ukraine ou dans les Balkans, dans des régions occupées par les Ottomans ou en étroits contacts avec eux. Ce monde du tapis noué s’étend jusqu’à la mer de Chine, mais aussi au nord de l’Inde. En Occident, il couvre toute la rive sud de la Méditerranée jusqu’au Maroc. Mais l’Asie dite mineure, de l’Anatolie au Caucase, de l’Iran aux plateaux d’Asie centrale, a été et reste le centre d’une production liée à l’origine à la vie des peuples nomades. Toute classification a une part d’arbitraire, d’autant qu’au cours des siècles, les peuples de l’antique route de la Soie se sont profondément mêlés. Chacune des grandes zones de production traditionnelle – Turquie, Iran, Caucase, Asie centrale... – conserve néanmoins ses spécificités, avec de nettes différences entre les tapis des ateliers urbains et ceux des nomades, par ailleurs grands producteurs de tissés, kilims ou soumaks. On désigne les tapis par un nom de lieu – ville ou région – ou de tribu. Ils sont parfois caractérisés par leurs motifs, en référence aux grands peintres européens qui les ont représentés. Enfin, certains tapis sont définis par leur type – mihrab ou saf –, en même temps que leur lieu de production.
Le monde du tapis turc est plein de réminiscences des splendeurs ottomanes et des multiples traditions nomades. La Turquie est au carrefour de l’Europe, du Caucase, de l’Iran et du monde arabe. Aussi le monde du tapis turc a-t-il été l’un des plus riches et des plus diversifiés. Il le reste malgré son déclin, dû à l’emploi systématique de couleurs chimiques et au travail en série, dès la fin du siècle dernier. Parmi les célèbres tapis classiques turcs, il faut citer les Ghiordès, produit dans la petite ville de l’Ouest anatolien qui a donné son nom au nœud turc symétrique. Célèbres depuis le XVIIe siècle, ses tapis, souvent de type mihrab, se caractérisent notamment par le délicat et lumineux vert pistache du champ (la partie centrale) et leurs bordures très particulières à sept bandes, sobokli, représentation symbolique des sept marches du Paradis. Ils sont fréquemment ornés de motifs de fruits et de feuilles. Les Hereke ont été produits dès le milieu du XIXe siècle, dans un grand centre de manufactures ottomanes près de la mer de Marmara. Souvent en soie, leur nouage est très serré (20 000 nœud au dm2), et leurs décors floraux inspirés des tapis persans ou indiens. Les Ouchak, noués depuis des siècles dans la ville anatolienne du même nom et caractérisés par leurs infinies arabesques ou leurs motifs géométriques, furent les premiers à être connus en Occident.
Représentés par les peintres de la Renaissance, ils ont fait la gloire du tapis d’Orient. Le Musée de Konya, en Anatolie centrale, conserve un extraordinaire Ouchak du XVIIe siècle, avec des fleurs et des oiseaux stylisés. Ces tapis comportent souvent un médaillon bleu foncé et un champ rouge intense. La production actuelle est généralement médiocre. Les Ladik, près de la ville de Konya, sont avec raison tout aussi réputés. La production traditionnelle consistait notamment en des tapis de prière au fond rouge intense, aisément reconnaissables, avec des fleurs très stylisées – souvent des tulipes aux corolles tournées vers l’extérieur – au pied ou parfois au-dessus de la grande niche centrale.
L’autre grand ensemble comprend les tapis de villages ou de tribus. Les Yürük, littéralement les tapis de “ceux qui marchent” – les nomades –, sont tout aussi nombreux et variés que les innombrables groupes qui, jusqu’au milieu de ce siècle, transhumaient avec leurs troupeaux dans l’immensité du plateau anatolien. Rustiques, spontanés sinon naïfs, très colorés et parfois presque criards, ces tapis reprennent et mélangent les motifs au gré des influences subies dans les diverses zones de passage. Avec leurs décors géométriques aux lignes franches, leur fond rouge ou bleu lumineux, ils rappellent volontiers les tapis du Caucase, mais leur nouage est plus grossier (500 à 1 000 nœuds au dm2). Les tapis kurdes sont d’un type proche, cependant leurs couleurs traditionnelles, qui combinent souvent vieux rose, grège et bleu pâle, sont moins éclatantes. Leur décor est généralement géométrique : des médaillons à loquet, une abondance de double triangles – le sablier –, parfois des animaux stylisés, tels les scorpions dans les tapis de la zone de Diyarbakir. Nomades et villageois du plateau sont aussi de grands producteurs de kilims (les pièces tissées), qu’ils utilisent dans toutes les activités de leur vie quotidienne, comme sac, tenture de séparation, tapis de selle... Ils sont beaucoup plus faciles et rapides à faire, nettement moins chers, et émouvants dans leur simplicité.
Les plus célèbres des kilims turcs sont les “karamans”, en Anatolie centrale, avec un fond blanc cassé, des motifs géométriques simples, très rythmés, créant des angles de vision différents. Il y a un siècle encore, les Turcs appelaient karamanis tous les kilims, mais il faut également mentionner les kilims kurdes, tout aussi colorés.
Les centres de production iraniens
Dans l’imaginaire collectif, le tapis persan représente la quintessence du tapis d’Orient. L’Iran fut et demeure le centre le plus renommé de cet art dans toutes ses variations, depuis les sublimes et très fins tapis de cour aux décors curvilignes de fleurs ou d’oiseaux jusqu’aux pièces à la fraîcheur naïve des tribus et les kilims.
Les Tabriz, produits dans cette ville de l’Azerbaïdjan iranien, incarnent depuis plus de quatre siècles une des grandes traditions du tapis persan, avec leur luxuriante décoration florale inspirée d’une riche tradition locale de miniatures. Le nœud turc, comme dans tout le nord-ouest de l’Iran, prédomine, les échanges d’influences avec l’Anatolie ayant été nombreux puisque Azéris et Turcs parlent une langue très proche. Les pièces du XIXe siècle utilisent volontiers le rouge, l’indigo, le crème, dont les décors variés sont faits à la commande et donc parfois difficiles à identifier. Les Heriz, dans la même région, se caractérisent par de grands médaillons cruciformes entourés de rameaux foisonnants, avec des fonds bleus ou rouges saturés. Les Ardébil ont connu leur heure de gloire aux XVIe et XVIIe siècles. En Iran central, les Kachan ont été jusqu’au XIXe siècle, malgré quelques périodes de déclin, des pièces d’un extrême raffinement, tissées en soie ou dans une laine très douce. Ils se distinguent par les grands motifs curvilignes de leur décor et le fond ivoire de leur champ. Qom, ville sainte du chi’isme iranien, produit depuis un siècle des tapis de prière en soie aisément reconnaissables à leur motif boteh. Ispahan, l’ancienne capitale des Safavides, a connu jusqu’au XVIIe siècle une grande tradition de somptueux tapis de cour. Les Naïn, aux motifs floraux et aux couleurs douces, bleu et crème presque ton sur ton, sont parmi les tapis les plus serrés : parfois jusqu’à 10 000 nœuds au dm2. Les Sarouk, plus à l’ouest, sont parmi les classiques du tapis persan, avec leurs larges médaillons, leurs décorations en rameaux et leurs grands écoinçons – les coins du champ – floraux. Les Hamadan ont un décor plus sobre, et des médaillons centraux ornés de fleurs stylisées. Cette ville, avec deux grandes manufactures d’État et les villages environnants, reste l’un des principaux centres de production du pays. Tissés dans la même région, les Feraghan se reconnaissent à leur fond rouge ou bleu foncé aux grands motifs herati. Surnommés les gentlemen’s carpets, ces incontournables des intérieurs britanniques ont été beaucoup exportés au siècle dernier.
Le Kurdistan iranien, au nord-ouest, a une longue tradition de tapis de qualité, mi-urbain, mi-villageois, dans deux centres de production renommés : Senneh (aujourd’hui Sanandaj) et Bidjar. Si elle a donné son nom au nœud persan asymétrique, Senneh utilise surtout le nœud turc et a fourni, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, des pièces extrêmement fines, dont les motifs floraux – souvent des boteh – couvrent tout le champ. Les Bidjar sont parmi les tapis les plus résistants ; les pièces anciennes sont donc généralement en bon état. Malgré leur épaisseur et leurs coloris plutôt sombres, ils ont un décor très travaillé, avec des motifs herati ou des roses naturalistes, les gül farang, inspirées des tapisseries d’Aubusson. La ville de Chiraz, dans le sud, est le cœur de la région des tribus Qashqaï, Khamseh, Bakhtiari et Luri, dont les pièces colorées aux champs foisonnants d’oiseaux, de quadrupèdes, de jardins – les “millefleurs” –, sont parmi les réalisations les plus achevées des tapis de nomades. Dans cette zone sont également tissés, à l’origine exclusivement pour un usage domestique, les très rustiques Gabbeh, dont les grandes plages de couleur sont parsemées de quelques personnages ou animaux naïfs, très à la mode. Ces tribus nomades, comme aussi les Shashavan au nord et les Kurdes, tissent de magnifiques kilims où se juxtaposent les bandes de couleur, les décors à grille et à losange, les rectangles emboîtés.
La production du Caucase
Les tapis caucasiens, aux riches dessins géométriques vivement colorés et au bestiaire stylisé ancré dans les plus antiques légendes de l’humanité, ont leurs amateurs fervents. Mais, dès la fin du XIXe siècle, l’emploi de couleurs chimiques et la production de masse ont sonné leur déclin. Les pièces plus anciennes, généralement bien conservées grâce à leur qualité, sont très recherchées. Les Chirvan, fabriqués au pied du Caucase en Azerbaïdjan, sont parmi les plus réputés, avec leur nouage serré (3 000 nœuds au dm2), leur large et belle gamme chromatique. Leurs motifs se caractérisent par des losanges en crochet ou en escalier, des étoiles, des éclairs, des sabres. Comme les Kouba voisins, dont les plages de couleur sont plus étendues, les motifs animaliers plus ou moins figuratifs sont omniprésents, les têtes de bélier des Pérépédil, les paons des Akstafa, les crabes-araignées Harchang. Le style des Daghestan, à l’image de cette république russe mosaïque de plus de cent ethnies différentes, est éclectique, avec notamment de magnifiques tapis de prière à champ ivoire et fleurs stylisées. Plus à l’ouest, dans les montagnes, les Gandja et surtout les Kazak au velours épais se reconnaissent à leurs dessins particuliers : ainsi, les karachov avec un octogone central, les étoiles avec une grande étoile à huit branches, ou les alder (Kazak à aigle ou à soleil) avec des rayons éclatant au cœur du champ. Ces derniers viennent de Chelaberd, un village du Karabagh. Les Karabagh, fabriqués sur le haut plateau du même nom peuplé majoritairement d’Arméniens, ont souvent des motifs floraux d’inspiration persane, herati et boteh. Kilims et soumaks du Caucase sont très prisés, notamment ceux de Nouba.
En Asie centrale
C’est le règne du tapis dit de Boukhara. Ils étaient et sont encore fabriqués par les tribus turkmènes nomadisant dans ces steppes partagées entre les Républiques du Turkménistan et de l’Ouzbékistan. Les plus célèbres sont les Tekke, du nom de la tribu principale, aisément reconnaissables à leur champ où s’alignent les gül, octogones ou fleurs stylisées englobant autour d’une croix de petits losanges, des hexagones ou des éclairs. Il existe diverses formes de gül, mais jamais dans le même tapis. Les teintures à la garance sont d’un rouge-brun chaud typique, qui dérive parfois vers le rouge brique, le mauve, ou pâlit en de superbes vieux roses. Prévus pour recouvrir le sol de la yourte, ces tapis sont petits et dépassent rarement les 2,5 m de long. Les tribus fermaient l’entrée par des pièces appelées ensi, qui servaient aussi de tapis de prière, avec, chez les Tekke, un mihrab divisé en quatre sections parsemées de motifs en forme de “Y” évoquant des béliers bicéphales très stylisés.
Justement renommés pour leur harmonie et leur nouage très serré, ils ont été depuis le début du siècle largement imités dans les ateliers urbains, notamment pakistanais, pour satisfaire aux besoins des marchés occidentaux. D’autres tribus turkmènes, comme les Yomut (Yomoud) aujourd’hui sédentarisés, ont été d’inlassables noueurs de tapis, avec des pièces aux dessins et au travail plus rustiques. Les tapis des Esari (Ersari), qui vivent également en Afghanistan, étaient célèbres au siècle dernier pour la qualité de leurs couleurs et leurs champs souvent décorés de grandes gül (“pieds d’éléphant”). Leurs tapis d’entrée de yourte se reconnaissent à un motif en forme de “W”. Toujours en Afghanistan, la ville de Hérat a été un grand centre de fabrication de tapis raffinés et a donné son nom au motif herati de nombreux tapis persans.
Les techniques
Les tapis sont noués, à la différence des kilims, tissés, et des soumaks où se mêlent les deux procédés.
C’est par la juxtaposition de petits points colorés – comme dans un tableau pointilliste – que naissent les motifs du tapis. Sa qualité dépend donc de la densité des nœuds. Dans les pièces grossières, leur nombre ne dépasse pas 900 au dm2. Un tapis de bonne qualité en comprend de 2 à 3 000 au dm2. Certaines pièces de soie en comptent jusqu’à 10 000 au dm2. Dans le nœud turc, dit Ghiordès (utilisé en Turquie, dans le Caucase, au nord-ouest de l’Iran.... ), la laine s’enroule symétriquement autour des deux fils de la chaîne. Le nœud persan, dit Senneh, est asymétrique. Moins solide, il permet un travail plus fin, notamment pour les motifs curvilignes. Il est employé dans le centre et l’est de l’Iran, en Asie centrale et en Inde. Un autre type de nœud, appelé jufti, où le brin de laine s’enroule autour de quatre fils de chaîne à la fois au lieu de deux, est pratiqué dans les tapis bas de gamme.
Sans velours, les kilims sont tissés à plat sur des métiers rudimentaires. Ils ont des fentes verticales – le plus souvent cousues, mais pas toujours – à chaque changement de plage colorée car, dans le tissage, le fil de trame d’une couleur s’arrête net pour être remplacé par un fil de couleur différente.
Les matières
La laine reste la véritable base des tapis noués, y compris parfois pour la trame et la chaîne. Le “velours�? du tapis, sa résistance, son brillant dépendent de la qualité employée. Le coton sert de plus en plus souvent pour les chaînes. Certains nomades emploient le poil de chèvre, très solide mais qui se déforme facilement. D’autres utilisent le poil de chameau. La soie est utilisée pour la chaîne comme pour le velours des pièces de prestige (Ardébil, Qom), avec un nouage très serré.
Les couleurs
Depuis la fin du siècle dernier, les couleurs chimiques ont presque complètement supplanté les couleurs naturelles, bien qu’un timide retour s’amorce, grâce à la persévérance acharnée de quelques marchands et collectionneurs. Par leurs dégradés et leur résistance au vieillissement, les couleurs naturelles restent en effet incomparables. Le brun est donné par le brou de noix, le jaune – rare – par le safran ou des décoctions d’écorces de grenade, de feuilles de vigne ou de peuplier. Le violet provient de la pourpre ou du mûrier, le bleu des racines pulvérisées de l’indigo. Les rouges dans toutes leurs nuances sont extraits de la garance ou du kermès – des cochenilles écrasées – produisant un carmin encore plus intense.
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Turquie, Iran, Caucase, Asie centrale
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°60 du 9 mai 1998, avec le titre suivant : Turquie, Iran, Caucase, Asie centrale