Marchands et conservateurs s’accordent pour reconnaître que le tapis est le parent pauvre des musées français, mieux loti chez nos voisins. Et ce, malgré une tradition nationale qui remonte aux manufactures royales, de riches collections et une demande réelle du public, comme en témoignent les 7 000 visiteurs de l’exposition “Tapis d’Orient�?, organisée il y a deux ans par le Musée des arts décoratifs, à Paris. Les problèmes spécifiques que posent la conservation et la présentation de ces textiles expliquent en partie ce phénomène, qu’il faut aussi relier à un malaise sur le statut même du tapis.
Il est loin le temps où un Jules Maciet léguait au Musée des arts décoratifs une quarantaine de superbes tapis – notamment des pièces d’Anatolie occidentale du début du XVIe siècle – et où le Musée des tissus de Lyon menait d’actives campagnes d’acquisition. Après avoir connu son heure de gloire au XIXe siècle et jusque dans les années trente, l’art du nouage est entré dans un long purgatoire, du moins en France. Un seul musée – privé – lui est consacré à Clermont-Ferrand, et on ne trouve de circuit spécifique qu’au Musée des tissus de Lyon, qui rassemble dans une salle des pièces d’Asie mineure, de Perse, d’Inde, de Chine, d’Égypte et d’Espagne, mais n’en expose pour l’instant que dix. Ailleurs, les textiles sont dispersés à travers le reste des collections, quand ils ne dorment pas tout simplement dans les réserves.
Le Louvre, malgré sa vocation encyclopédique, ne montre que six tapis dans sa section d’art islamique, et quelques productions d’Aubusson et de la Savonnerie dispersées avec les objets d’art. Le musée parisien a même récemment refusé le don d’un fragment moghol qui a fait les délices d’un collectionneur privé étranger. De son côté, pour sa réouverture progressive, le Musée des arts décoratifs ne prévoit pas de montrer son fonds de tapis orientaux – l’un des plus importants d’Europe –, faute de place, qui ne sera présenté que partiellement, à l’occasion d’expositions temporaires. Il est d’autant plus regrettable que cette collection totalement cachée dans les réserves, ne fasse pas l’objet d’un catalogue.
L’amateur de tapis se trouve donc réduit à satisfaire sa passion au compte-gouttes, au gré des dépôts du Mobilier national dans tel monument historique, les collections de tel château – Versailles possède de somptueux tapis français de provenance royale –, ou de tel hôtel particulier transformé en musée. L’immeuble que Moïse de Camondo a fait construire au début du siècle dans le style du Petit Trianon accueille une intéressante sélection de tapis des XVIIe et XVIIIe siècles français. À quelques minutes de là, le Musée Jacquemart-André présente les tapis anatoliens, syriens, persans, mamelouks et ottomans réunis par le couple de collectionneurs au cours de leurs voyages en Italie et au Caire. Malheureusement, la plupart des précieuses pièces qui ornaient leur hôtel du boulevard Haussmann ont été retirées, pour des raisons de conservation, dès l’ouverture des lieux au public en 1913.
Ainsi, malgré des fonds assez riches, les tapis restent sous-exposés et mal exposés en France. Par manque de conservateurs spécialisés dans ce domaine, leur signalisation dans les musées est souvent inexistante, voire erronée.
Une exception culturelle française ?
Ces dernières années, quelques initiatives positives ont un peu amélioré ce sombre tableau, comme la création, en octobre 1993, du Musée du tapis d’art à Clermont-Ferrand, et la réfection de la salle des tapis au Musée des tissus de Lyon, qui se prolonge par une vaste campagne de restauration des œuvres. D’autre part, le Louvre a acheté, en 1994, un magnifique tapis Ouchak à médaillon, typique de l’art de cour du XVIe siècle, tandis qu’en 1996, le Musée des arts décoratifs complétait sa petite collection de tapis européens avec une pièce d’Aubusson.
La France reste cependant bien en retrait par rapport à ses voisins, qu’il s’agisse de pays à fortes traditions comme l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Turquie, ou de nations occidentales.
Les collections publiques des pays de l’Est sont particulièrement riches. Le Musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, possède notamment parmi des pièces exceptionnelles le plus vieux tapis connu au monde. Daté du IVe siècle av. J.-C., ce tissu aux décors proches du style de la Perse achéménide a été découvert dans la tombe d’un chef nomade à Pazyryk, en Sibérie méridionale. Le Musée d’arts appliqués de Vienne (Mak) et celui de Budapest sont également réputés. Sur ses 250 tapis orientaux et chinois, le Mak expose une trentaine de pièces, dont un rare tapis mamelouk du début XVe siècle et une superbe scène de chasse en soie nouée très fin, produite en Perse centrale au milieu du XVIe siècle. Par ailleurs, le Museum für Islamische Kunst de Berlin rassemble de splendides tapis turcs du XVe au XVIIIe siècle et des tapis mamelouks, tandis que le Musée Poldi-Pezzoli à Milan se distingue par quelques pièces historiques tout à fait uniques.
Les pays anglo-saxons constituent un autre pôle important pour les amateurs. Le Museum of Fine Arts de San Francisco présente des kilims d’Anatolie ; Washington possède son Textile Museum, et le Metropolitan de New York ne faillit pas à sa réputation d’universalité. Toutes les périodes et tous les styles classiques de tapis orientaux y sont représentés, ainsi que des œuvres tardives du Caucase : une trentaine de pièces est exposée en permanence, par rotation. En Europe, le Victoria & Albert Museum à Londres est incontournable. Dans son département islamique, une galerie entière est consacrée à une cinquantaine d’œuvres, dont le fameux “tapis d’Ardébil”, daté de 1539, dont le cartouche s’orne de vers du poète persan Hâfez. Les visiteurs peuvent en outre consulter sur rendez-vous la quasi-totalité du fonds du musée, grâce à un système ingénieux de panneaux coulissants qui permet de résoudre l’un des problèmes muséographiques majeurs posés par le tapis : la place.
Un art mal adapté au musée
Comme tout textile, le tapis ne doit pas être soumis à une lumière supérieure à 50 lux, avec des mises au repos régulières dans le noir. Ses pires ennemis sont les insectes, la poussière, et les variations de température et d’hygrométrie. L’idéal réside donc dans une atmosphère contrôlée, sous vitrine, sous cadre en verre ou dans une salle aménagée, comme au Musée des tissus de Lyon.
Selon Joséphine Pellas, chargée de la conservation préventive au Musée des arts décoratifs, à Paris, il est préférable de poser à terre les tapis, car ils subissent des tensions lorsqu’ils sont accrochés. Cependant, les produits d’entretien des sols, les pieds de meubles et les pas des visiteurs sont autant de dangers supérieurs à une tension bien répartie. Les estrades inclinées offriraient une solution parfaite, si ce n’était le problème crucial de la place qui incite tant de musées à délaisser leurs tapis.
La disposition des pièces fait aussi intervenir des considérations esthétiques, scientifiques, voire idéologiques. Créés pour être vus du dessus, comme le souligne Yves Sabourin, chargé de mission “textiles” au ministère de la Culture, les tapis sont souvent ignorés du public lorsqu’ils se trouvent à terre, remarque Joséphine Pellas. Accrochés au mur, ils prennent à nos yeux d’Occidentaux un statut d’œuvre d’art, mais s’éloignent de leurs racines. Une partie du malaise est là : le tapis est-il un objet d’usage, l’expression culturelle privilégiée de certaines civilisations, ou une œuvre d’art ?
Le culte occidental du chef-d’œuvre peut pousser des conservateurs à écarter certaines productions intéressantes du point de vue ethnologique, qui permettent de comprendre l’histoire du tapis et celle des peuples tisserands. C’est cela que le Musée du tapis d’art de Clermont-Ferrand tente d’offrir : un panorama des différents types de production et des significations religieuses, économiques, identitaires et politiques de l’art du nouage. Son fonds de cent pièces, presque exclusivement postérieures au XVIIIe siècle, reste cependant bien en deçà des collections du Musée des arts décoratifs ou du Louvre.
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L’Arlésienne des musées français
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°60 du 9 mai 1998, avec le titre suivant : L’Arlésienne des musées français