Disparaître pour mieux réapparaître. Confidentielle, l’œuvre de Pierre Tal Coat n’en est pas moins emblématique de l’aventure de la peinture au XXe siècle, comme le rappellent les nombreuses expositions consacrées actuellement au peintre.
Il est des signes qui ne trompent pas. Lorsqu’en 1927, à l’occasion de sa première exposition personnelle à Paris, à la Galerie Fabre, il décide de prendre un pseudonyme, Tal Coat (1905-1985), de son vrai nom Pierre Jacob, est animé d’un double souci. Non seulement il veut éviter tout amalgame avec le poète Max Jacob, Breton comme lui, mais surtout il tient à affirmer ses origines et placer d’emblée ce qui motive fondamentalement sa démarche. De fait, en breton, « tal coat » signifie mot à mot « front des bois ». C’est dire si le choix de l’artiste est l’expression de la relation intime qu’il entretient avec la nature, telle que l’a magnifiquement formulée Henri Maldiney [Aux déserts que l’histoire accable : l’art de Tal Coat, éditions du Cerf] : « La nature, c’est d’abord la forêt et les bêtes de la forêt, l’eau et la vie des eaux, les dessins d’une écorce et la lumière des lichens. Tout ce qui peut réunir et unifier l’expérience d’un géologue, d’un braconnier et d’un enfant. » Si l’artiste a toujours revendiqué prendre pour source d’inspiration « le contexte gaélique, la pierre et la forêt, l’âme celte », son œuvre, par trop mal connue, dépasse toute considération de culture et de territoire pour gagner une dimension universelle.
Originaire du Finistère, né à Clohars-Carnoët, près de Quimperlé, Tal Coat se retrouve pupille de la nation à l’âge de 9 ans, son père étant mort sur le front d’Argonne. S’il commence dès l’adolescence à dessiner et à sculpter, il est tout d’abord apprenti forgeron en 1918 avant de devenir mouleur et peintre céramiste à Quimper, chez Henriot, l’une des plus anciennes et des plus fameuses enseignes. À cette époque, Tal Coat multiplie fusains et pastels aux sujets de figures locales et de paysages de la campagne bretonne. Il y fait preuve d’une vive acuité dans sa façon de saisir ses modèles sur le vif, dans l’instantané d’une vision subjective. En 1924, il est à Paris, travaillant comme mouleur à la Manufacture de Sèvres et posant comme modèle à l’Académie de la Grande Chaumière. Passé son service militaire, il ne se consacre plus qu’à son art, intègre le milieu artistique parisien et se lie avec ceux qui l’animent, aussi différents soient-ils, tels Francis Gruber, André Marchand, Picabia, Balthus ou Alberto Giacometti.
Au début des années 1930, il développe une œuvre figurative qui suit l’exemple des fauves et des expressionnistes, et qui est ponctuée tant de natures mortes que de scènes d’arlequins, de musiciens et de fêtes galantes. Il n’en reste pas moins férocement attaché à la nature, comme en témoigne son adhésion en 1935 au groupe des « Forces nouvelles » qui milite pour un retour à la tradition picturale « dans un contact fervent » avec celle-ci. Par la suite, le peintre opte pour une géométrisation des formes, à la façon de Matisse et de Picasso, telle que l’illustre de façon tragique sa série des Massacres en écho à la guerre d’Espagne. En 1941, à une époque de désarroi où l’on cherche frileusement dans le passé des recettes pour un « redressement national », Tal Coat participe à l’exposition « Vingt jeunes peintres de tradition française » organisée par Jean Bazaine. Une façon de dire son mot par rapport à une situation tendue dans le contexte de l’Occupation.
Engagé à sa manière par sa présence, et non par une posture militante, Tal Coat en fait la preuve à nouveau un peu plus tard lors de la création du Salon de mai. Conçu fin 1943 à l’initiative de Gaston Diehl, celui-ci repose sur la réunion d’artistes nés après 1900 sans qu’il y ait une ligne esthétique doctrinaire mais, au contraire, un bel éclectisme, allant de la figuration au surréalisme et à l’abstraction. Tal Coat s’y trouve notamment en compagnie de Manessier, Le Moal, Singier, Staël, etc., autant d’artistes qui vont contribuer à l’émergence d’une nouvelle école de Paris à laquelle le nom de Tal Coat sera irrésistiblement attaché par-delà toute doxa.
Passionné par Cézanne, l’artiste se rend à plusieurs reprises dans les années 1940 à Aix-en-Provence pour en méditer la leçon. Accueilli au Château noir par son comparse Francis Tailleux, il en expose les premières œuvres à la Galerie de France en 1943. À Paris, où il séjourne au lendemain de la guerre, il multiplie les études à l’aquarium du Trocadéro et au Jardin des plantes. Son art se dépouille peu à peu laissant la figuration se décanter jusqu’à ce qu’en 1947, il découvre la peinture extrême-orientale des Song dont les principes lui permettent d’affiner son propre style.
L’année suivante, sa rencontre avec le philosophe Henri Maldiney et le poète André du Bouchet l’amène à un tournant décisif. Il prend note d’impressions, d’états, de sensations captées dans l’urgence qu’il retranscrit dans des toiles traversées de signes, de lignes et de ponctuations où le contact avec la nature rejoint la quête de l’essentiel. Il réalise alors notamment de grands dessins à l’encre de Chine. C’est la période de « la grande mutation », comme l’a qualifiée l’historien d’art Jean Leymarie.
De retour en Bretagne dans les années 1950, Tal Coat développe un art aux motifs de moins en moins identifiables pour réaliser des tableaux en quête d’un certain informel. Il abandonne les couleurs vives au bénéfice d’un matiérisme subtil et harmonieux, traversé de signes, de traces de lumière et d’empreintes, telles les séries successives des Rochers et des Failles (1950), des Passages et des Signes (1952-1953). Tal Coat bouge beaucoup – « Il est de la nature de Tal Coat de nous échapper », note Jean-Pascal Léger en 2006 dans le catalogue de l’exposition de l’Hôtel des arts à Toulon, l’un de ses plus fins exégètes. De fait, l’artiste est tour à tour à Forges-les-Eaux dans la maison d’enfance de Jean Bazaine, voyage en Corse, s’installe à Breuil dans celle de Fernand Léger, se passionne pour l’art préhistorique, visite Lascaux et Les Eyzies, etc. Il en résulte chaque fois différentes séries de peintures, ainsi de Lignes de pierre et de silex, de Troupeaux ou de Vols (1958).
Au tournant de 1960, Tal Coat s’installe en Normandie, à la chartreuse de Dormont, sur un coteau proche de Vernon et de la vallée de la Seine, où il restera jusqu’à la fin de sa vie. La quête de Tal Coat, à la recherche des assises du monde, sera dès lors celle de l’épure. Le peintre multiplie les petits formats dont il fait éclater la couleur dans une matière fluide ajustant, comme dans la série des Colzas, de vastes champs jaune et vert, engageant l’œuvre vers une monochromie lumineuse. Des empâtements d’une matière somptueuse, parfois incisés d’une faille sensuelle, à fleur de matière, ébranlent l’espace ouvert du champ de la toile. Tal Coat voulait, disait-il, « ouvrir, laver, éclairer » ses toiles, ce à quoi l’entraînait irrésistiblement la pratique de l’aquarelle à laquelle il s’adonnait de façon intense. « Tout ce qui touche à Tal Coat est primitif », disait de lui Henri Maldiney. Quelque chose d’élémentaire du moins est à l’œuvre chez lui que sanctionne également la totale liberté de ses dessins au lavis. La force des signes qui les informent égale hautement l’éclat de la matière colorée de ses peintures. « Pour moi, l’essentiel dans la peinture, disait l’artiste à Jean-Pascal Léger en 1977, c’est le fond. Pas la préparation des fonds mais cet humus. C’est le soubassement… Et ce n’est pas pour rien que je fais le rapprochement entre les vases et les sables, parce qu’il y a cette tension absolument nue… C’est ça, c’est ça pour moi… la peinture. » Comme un retour à la terre originelle.
"La Main"
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Tal Coat, états de nature
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°704 du 1 septembre 2017, avec le titre suivant : Tal Coat, états de nature