Suisse - Restitutions

Spoliations

Spoliations, les musées suisses vers une culture de la transparence

Par Ingrid Dubach-Lemainque, correspondante en Suisse · L'ŒIL

Le 13 décembre 2022 - 2478 mots

Les musées de Bâle et de Berne lèvent sans ambiguïté le voile sur la question de l’art spolié par le régime nazi dans leurs collections, avec un focus sur les œuvres d’art « dégénéré ».

La Prise (Rabbin) de Marc Chagall mise à prix lors d'une vente aux enchères d’œuvres d’« art dégénéré » organisée par la maison Fischer à Lucerne en juin 1939. © Fotostiftung der Schweiz / Gotthard Schuh
La Prise (Rabbin) de Marc Chagall mise à prix lors d'une vente aux enchères d’œuvres d’« art dégénéré » organisée par la maison Fischer à Lucerne en juin 1939.
© Fotostiftung der Schweiz / Gotthard Schuh

Pourquoi le Kunstmuseum de Berne ? La question n’a eu de cesse de tarauder les habitants de la capitale fédérale suisse depuis l’ouverture du testament de Cornelius Gurlitt, décédé en mai 2014. L’octogénaire bavarois, qui vivait reclus, avait connu en 2012 la saisie de ses œuvres d’art pour cause de soupçon de fraude fiscale et en avait conçu une grande méfiance envers son pays natal, l’Allemagne, et fait du Musée des beaux-arts bernois son légataire universel. Ce qui fut nommé par la suite le « fonds d’art de Schwabing », soit la totalité des œuvres saisies dans ses résidences de Munich et Salzbourg, comptait 1 600 œuvres d’art, dont la grande majorité (1 000 d’entre elles) avait été acquise par le père de Cornelius, Hildebrand, après 1933. La prudence était de mise, eu égard à la personnalité controversée d’Hildebrand Gurlitt (1895-1956), tout à la fois directeur de musée, mais aussi marchand d’art pour le compte du régime nazi durant la Seconde Guerre mondiale, auquel fut confiée, à partir de 1943, la « mission spéciale Linz », soit l’acquisition des œuvres d’art pour le « Führermuseum ». Gurlitt fils connaissait bien Berne, et particulièrement ses cossues maisons de ventes aux enchères avec lesquelles il fit affaire à diverses reprises. À ses yeux, la Suisse représentait un lieu sûr pour la destinée de ses œuvres d’art. Un « cadeau empoisonné », comme le titra la presse suisse à l’époque ? Cela aurait pu le rester sans la vaste et rigoureuse entreprise de recherche de provenance menée conjointement depuis 2014 par le musée et la République d’Allemagne, puis la création au sein du musée, en 2017, d’un département de recherche de provenance. En décembre 2021, le Kunstmuseum acceptait définitivement le legs Gurlitt.

Une recherche approfondie et indépendante

Comme dans de nombreux pays, les questions de provenance et les restitutions ont donné lieu à des débats animés en Suisse. « Le sujet est émotionnel et la Suisse a du retard à rattraper », observe le juriste Felix Uhlmann, dans le catalogue de l’exposition bâloise. Contrairement à d’autres pays européens, il n’existe pas d’institution centrale qui s’occupe de la restitution des biens volés, seulement un bureau fédéral de l’art spolié qui émet des recommandations. La recherche de provenance sur les biens spoliés et les éventuelles restitutions sont donc l’affaire des musées et de leurs administrations de tutelle, cantons ou communes. À Berne, justement, l’heure de la transparence a sonné. Les onze principes de la conférence de Washington applicables aux œuvres d’art confisquées par les nazis, appelés Principes de Washington, réunissant 44 États signataires depuis 1998, dont la Suisse, ont été les piliers de la doctrine du musée dans le cas Gurlitt. Nina Zimmer, la directrice du Kunstmuseum, énonce les exigences qui ont prévalu du côté du musée: « Une recherche approfondie et indépendante en tenant compte du contexte historique, une évaluation compréhensible des résultats, une transparence totale, la volonté de poursuivre les recherches et de réévaluer l’expertise en cas de nouvelles informations, ainsi que la volonté de trouver des solutions justes et équitables avec les ayants droit potentiels, même en cas de connaissance lacunaire. » Depuis décembre 2021, toutes les œuvres du legs Gurlitt sont référencées sur un site Internet en libre accès (gurlitt.kunstmuseumbern.ch) et jusqu’en 2021, neuf d’entre elles à la provenance lacunaire ont été remises aux descendants de leurs propriétaires légitimes. Sous art spolié, le Kunstmuseum de Berne va jusqu’à englober « les œuvres obtenues par le vol, la vente forcée, la vente pour le financement de la fuite de ses besoins existentiels après une interdiction de travailler », c’est-à-dire également les « biens en fuite », une catégorie développée depuis 2001 par la Commission indépendante d’experts Bergier chargée d’évaluer le rôle de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale.

La saisie de milliers d’œuvres d’art dégénéré

Sans compter les milliers de particuliers spoliés de leurs collections d’art, en Allemagne comme dans les territoires occupés, ce sont plus de 20 000 œuvres d’art qui ont été confisquées par le régime national-socialiste aux musées allemands à la fin des années 1930. Selon le cabinet suisse Lange & Schmutz spécialisé dans la recherche de provenance, « environ 20 % de l’ensemble des œuvres d’art réalisées avant 1945, et aujourd’hui conservées en Europe, ont été pillées par le régime national-socialiste entre 1933 et 1945 ». De ce sombre chapitre de l’histoire allemande qui a éclaboussé la Suisse comme bien d’autres pays voisins, on trouve trace jusque dans les riches collections d’art moderne du Kunstmuseum de Bâle, ville-frontière reconnue pour l’excellence de ses collections d’art publiques comme privées. Là aussi, un département de recherche de provenance y a été créé en 2019 et lumière est faite aujourd’hui, grâce à deux expositions, sur les achats d’œuvres d’art moderne allemand venues de collections allemandes par le musée bâlois à des dates clés : 1933 et 1939.

Rappel des faits : c’est en 1937 que le ministère de l’Éducation du peuple et de la Propagande du Reich avait saisi ces milliers d’œuvres expressionnistes et abstraites, décrétées entartete Kunst (« art dégénéré ») au sein de cent un musées allemands. Un nombre indéterminé d’entre elles furent brûlées sur la place publique en mars 1939, à Berlin, mais 780 peintures et sculptures ainsi que 3 500 travaux sur papier provenant de ce vaste ensemble, déclarés « exploitables à l’international », se sont retrouvés sur le marché de l’art ; la vente de ces œuvres à l’étranger pour obtenir des devises avait été minutieusement planifiée par le ministère nazi qui promulgua en 1938 une « loi sur la saisie de produits d’art dégénéré ». Quatre marchands furent chargés par le ministère du Reich de la vente de ces œuvres ; parmi eux, Hildebrand Gurlitt, par lequel passeront 3 800 œuvres confisquées. Ceci explique que se retrouvent, dans le legs de son fils Cornelius au musée bernois, 546 œuvres provenant des collections de 51 musées allemands. La loi de 1938 n’ayant pas été abrogée à la fin de la période du national-socialisme, la possession de ces œuvres reste légale pour le Kunstmuseum de Berne et elles ne seront pas remises aux musées allemands auxquels elles ont été saisies, sauf si elles sont identifiées comme ayant appartenu à des particuliers spoliés ou si elles avaient le statut de prêt avant d’entrer dans les collections de musées allemands.

Entrée de l’exposition l'« art dégénéré » à Munich en 1937. © Stadtarchiv München
Entrée de l’exposition l'« art dégénéré » à Munich en 1937.
© Stadtarchiv München
Vente de Lucerne : héroïsme ou opportunisme ?

Tandis que les marchands d’art allemands, au premier rang desquels Hildebrand Gurlitt, s’étaient mis en chasse d’acheteurs internationaux, la Suisse allait accueillir sur son sol, le 30 juin 1939, une vente aux enchères de 125 œuvres d’« art dégénéré » au retentissement international, organisée par la maison de ventes Fischer à Lucerne, l’unique vente hors Allemagne en la matière. Theodor Fischer, fondateur de la maison de ventes, sut jouer avec opportunisme de son réseau sur le marché de l’art berlinois et profita vraisemblablement du fait que sa maison de ventes se trouvait en terre germanophone, dans un pays politiquement neutre. Dans la foule des collectionneurs suisses et étrangers qui se pressent à la vente lucernoise, il y a un homme venu de Bâle : le curateur et critique d’art Georg Schmidt (1896-1965) qui venait d’accéder à la direction du Kunstmuseum bâlois. Sympathisant socialiste, il avait suivi les persécutions du régime nazi depuis 1933 et se donna pour mission d’acquérir le maximum d’œuvres d’art moderne confisquées, afin, d’une part, de les sauver de la destruction et, d’autre part, de constituer ce qui deviendrait le noyau de la collection moderne du Kunstmuseum. Du Canton de Bâle, d’abord réticent, Schmidt réussit à obtenir le crédit spécial de 50 000 francs suisses, grâce auxquels il acheta lors de la vente Fischer huit œuvres signées Paul Klee, Lovis Corinth, Otto Dix, Paula Modersohn-Becker, Franz Marc, André Derain et Marc Chagall. Il avait aussi visité fin mai 1939 le château berlinois de Schönhausen, dépôt des confiscations, et sélectionné des œuvres. Envoyées pour consultation au musée bâlois, treize peintures furent acquises par le musée. Au total, ce sont donc 21 œuvres majeures de l’art moderne allemand et français que le Kunstmuseum acquit durant cet été 1939. Il est la seule institution au monde ayant accepté directement un tel grand nombre d’œuvres d’art provenant de l’ancien patrimoine muséal allemand, exception faite du Musée des beaux-arts de Liège, en Belgique, qui acquit neuf œuvres provenant des musées allemands. Héros ou opportuniste ? Pour la première fois, le musée ose faire face à son histoire et présente un regard contrasté sur l’opération orchestrée par Georg Schmidt. « Pendant des décennies, notre maison a eu la conscience aiguë d’avoir sauvé l’art moderne. Il nous a semblé important de rendre visibles la particularité et la complexité de ces événements, dans une perspective actuelle et avec une distance historique par rapport aux événements », explique Josef Helfenstein, le directeur actuel du Musée des beaux-arts bâlois.

La recherche d’une solution juste et équitable

En 1933 déjà, le Kunstmuseum de Bâle avait enrichi la collection de son cabinet des arts graphiques avec 200 dessins et gravures acquis lors de la vente aux enchères berlinoise de Glaser, organisée en mai 1933, parmi lesquels des œuvres majeures d’Edvard Munch. Curt Glaser ? Un nom tombé dans l’oubli. Et pourtant, l’historien d’art, directeur de la Kunstbibliothek de Berlin, avait constitué avec sa première épouse Elsa une importante collection d’art et s’était engagé dans la défense des artistes modernes tels Max Beckmann, Ernst Ludwig Kirchner, Henri Matisse et Edvard Munch. L’accession des nazis au pouvoir en 1933 est un point de rupture dans sa vie : licencié à cause de ses origines juives, il vend aux enchères une grande partie de ses biens à Berlin en 1933, émigre d’abord en Suisse puis à New York où il mourut en 1943. Le cas Glaser refait surface en 2008 suite à la réclamation de ses héritiers. Et c’est après un examen long et minutieux que le canton de Bâle-Ville reconnaissait en 2020 que la vente des biens de Glaser résultait de persécutions exercées par le régime nazi et qu’il assumait une responsabilité particulière en tant que propriétaire du plus vaste ensemble provenant de la collection Glaser. L’accord pour une « solution juste et équitable », basé une nouvelle fois sur les principes de Washington, a permis que le musée conserve les œuvres d’art en même temps qu’une compensation financière était versée aux héritiers. Bâle et Berne, deux cas d’exemplarité dont il est à souhaiter qu’ils fassent des émules ailleurs en Suisse. Les regards se tournent à présent plus que jamais vers Zurich et son Kunsthaus où une commission d’experts indépendants a enfin été nommée, afin d’examiner de manière approfondie la provenance des chefs-d’œuvre de la controversée collection Emil Bührle. « Je ne crois pas à la distinction entre histoire et histoire de l’art », affirme Ann Demeester. Avec la nouvelle directrice flamande du musée zurichois, un changement de cap s’annonce.

Strasbourg prend ses MNR à bras-le-corps

C’est peu dire que c’est un sujet qui met mal à l’aise les musées. Les MNR, acronyme pour Musées nationaux récupération, évoquent en effet la douloureuse question des spoliations des familles juives. Sur les 61 000 œuvres et objets récupérés en Allemagne par les forces alliées et rapatriés en France, 2 200 n’ont pas été réclamés et ont été placés sous la responsabilité du ministère des Affaires étrangères puis déposés sous la garde des musées de l’Hexagone. Tous les grands établissements conservent ainsi des MNR et ont pour mission de les étudier et de faciliter les recherches, afin qu’ils retrouvent leur propriétaire légitime. Seul 10 % de ce corpus a à ce jour connu cette issue favorable. Afin d’accélérer la recherche de provenance et de médiatiser davantage ces objets, les musées de Strasbourg ont décidé de réunir les vingt-sept œuvres dont ils sont dépositaires le temps d’une exposition temporaire. Une initiative rare dans le paysage français, qui mérite d’être saluée. Vingt tableaux et sept objets conservés dans différentes institutions municipales se retrouvent ainsi au cœur d’une programmation volontariste de visites, projections et symposium international organisé en partenariat avec l’université de Strasbourg. Nus, natures mortes, scènes de genre, mais aussi paysages rappellent que les spoliations ont touché tous les genres et toutes les époques, de Sisley à Rousseau en passant par Schall, et que ce pillage systématique a aussi concerné de petits maîtres, voire des anonymes. Les œuvres les plus remarquables de cette exposition sont celles accaparées par Goering pour sa collection personnelle. À commencer par Les Fiancés de Lucas de Leyde. Situation paradoxale d’ailleurs, car, depuis son dépôt dans les années 1950, cette œuvre majeure de la Renaissance nordique est considérée comme l’un des fleurons du Musée des beaux-arts, alors qu’elle ne lui appartient pas.

Isabelle Manca-kunert

« Passé, présent, avenir d’œuvres récupérées en Allemagne en 1945. Les MNR des musées de Strasbourg »,

jusqu’au 15 mai 2022, Galerie Heitz, palais Rohan, 2, place du Château, Strasbourg (67). Tous les jours sauf le mardi de 10 h à 13 h et de 14 h à 18 h. Entrée libre. www.musees.strasbourg.eu

À Bâle, l’exposition "La modernité déchirée"

Les acquisitions de 1939 par le Kunstmuseum bâlois ont marqué le début de l’ouverture du musée à l’art contemporain : pour la première fois, elles sont présentées dans leur contexte historique au côté d’autres œuvres marquantes de l’expressionnisme allemand provenant de musées et de collections privées du monde entier. L’accent est porté tant sur l’histoire des œuvres que sur la destinée de leurs auteurs, ces artistes modernes européens qui constituent une « génération oubliée ». En parallèle, le musée présente une exposition-hommage à Curt Glaser, où une sélection de près de 50 dessins et gravures, provenant du cabinet des arts graphiques de Bâle, et de 29 prêts d’œuvres venues de Suisse et des États-Unis permet, pour la première fois, de donner un aperçu de la qualité de l’ensemble que le collectionneur d’art berlinois s’est vu forcé de vendre en 1933.

Isabelle Manca-kunert

 

« La modernité déchirée », jusqu’au 19 février, et « Le collectionneur Curt Glaser »,

jusqu’au 12 février 2022, Kunstmuseum Bâle, St. Alban-Graben 16, Bâle (Suisse). kunstmuseumbasel.ch

À Berne, l’exposition "Gurlitt, un bilan"

Le Kunstmuseum de Berne a choisi de clôturer les huit années de recherches autour du legs Cornelius Gurlitt avec cette grande exposition-dossier. En 2017 et 2018, des ensembles remarquables du legs (œuvres graphiques de l’art moderne allemand, peintures et sculptures de l’art français du XIXe siècle, mais aussi artefacts archéologiques et artisanat d’art asiatique) avaient déjà été présentés au public. Pour ce bilan, 350 pièces sont exposées dans un parcours en treize étapes : à une sélection d’œuvres s’ajoutent des reproductions de documents historiques issus des archives écrites du legs. Une scénographie très didactique permet de retracer les étapes de la recherche de provenance et de contextualiser les aspects problématiques de cette collection en s’appuyant sur de nombreux cas d’œuvres et d’artistes particuliers.

Isabelle Manca-kunert

 

« Gurlitt, un bilan »,

jusqu’au 15 janvier 2023, Kunstmuseum Berne, Hodlerstrasse 8, Berne (Suisse). www.kunstmuseumbern.ch

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°760 du 1 décembre 2022, avec le titre suivant : Spoliations, les musées suisses vers une culture de la transparence

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