PARIS
Cette première grande rétrospective révèle la puissance lyrique de la photographe américaine, dont le travail mené sur sa famille et sa terre natale, la Virginie, est traversé de littérature.
Paris.« Faulkner, Poe, Wordsworth, Pound – ils ont tous nourri mon travail et mes photographies sont l’hymne que leurs mots m’inspirent en retour », disait Sally Mann (née en 1951) en 2007. On pourrait rajouter à la liste William S. Merwin, Marcel Proust ou Rainer Maria Rilke que la photographe américaine cite tout aussi régulièrement dans les ouvrages ou films qui lui ont été consacrés. « La plupart de mes (poèmes)-photographies constituent un hymne direct à leurs mots grisants de beauté, grevés par la perte », précise-t-elle dans son autobiographie instructive et lumineuse intitulée Hold Still : A Memoir with Photographs (éd. Back Bay Books, 2015), malheureusement non traduite en français. Cette relation transparaît dans la rétrospective proposée au Jeu de paume par Sarah Greenough, conservatrice en chef et directrice du département de photographie de la National Gallery of Art de Washington, et Sarah Kennel, conservatrice pour la photographie du Peabody Essex Museum de Salem. « Cet amour de la littérature et de la poésie a fait plus que nourrir le langage visuel de Mann : il a influencé profondément les techniques d’exploration dont elle a usé pour inventer son art et ses aspirations dans ce domaine », rappelle Sarah Greenough. Sally Mann est en effet non seulement une photographe, mais aussi une auteure, touchante par ce qu’elle donne à voir, à ressentir, voire à vivre. Cette rétrospective et les textes de la monographie qui l’accompagnent, coéditée par le Jeu de paume et Xavier Barral, permettent pour la première fois en France d’embrasser près de cinquante années de sa création, dans leurs spécificités et développements. La puissance évocatrice de cette sélection resserrée d’images, toutes tirées par Sally Mann, est magnifiée par leur présentation d’une grande fluidité.
De ses premières photos de famille réalisées dans les années 1980 jusqu’à celles de son mari Larry atteint de dystrophie musculaire à la fin des années 2000, l’exposition développe thème par thème les techniques, formes et expérimentations dont elle fait usage pour rendre les les métaphores plus fortes. L’œuvre, d’une beauté confondante, témoigne de son attachement à sa famille, à Virginia dite « Gee Gee », sa nourrice, et à la Virginie, terre natale et d’ancrage, mais aussi de ségrégations raciales.
Famille, paysages, racisme et histoire du sud des États-Unis forment le socle de recherches et d’expressions, de références autant picturales que photographiques. Les ruptures de styles sont régulières dans l’œuvre. Sally Mann cherche l’image juste, porteuse de sens, et la matérialité appropriée à travers le tirage argentique, usant parfois du collodion humide ou du ferrotype, techniques du XIXe siècle. L’impression d’immédiateté de la prise de vue est trompeuse, y compris dans les portraits de Larry ou de ses enfants, Emmett, Jessie et Virginia. Mise en scène, manipulation lors du tirage, recherche de l’accident ou de la note discordante dans l’image créent un monde en soi, convoquent le temps, son écoulement, un glissement synonyme de perte et de disparition. Ceci sans jamais se départir de l’amour que la photographe porte à ses proches, à la nature et au beau.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°527 du 5 juillet 2019, avec le titre suivant : Sally Mann éblouit le Jeu de paume