PARIS
En 1986, la photographe réalise cette image lors d’une fin de journée d’été à la campagne. Intégrée à la série Immediate Family, cette photo raconte autant la quiétude d’une scène ordinaire que la menace d’un bouleversement.
Dès le début, l’écriture visuelle de Sally Mann a été aiguillée par la relation avec ses proches et sa terre d’origine, la Virginie, au sud des États-Unis. Au fur et à mesure de la naissance de ses trois enfants (Emmett, Jessie et Virginia), elle fait ainsi de sa vie domestique et du paysage environnant la substance de séries d’images objets d’un livre, Immediate Family. L’histoire raconte l’existence heureuse menée l’été dans la propriété familiale de Lexington et les liens entretenus entre enfants, parents, grands-parents, amis de la famille et Gee Gee, la nourrice adorée de Sally Mann. Quand la photographe entame ce récit en 1985, elle a 34 ans, pratique la photographie en amatrice influencée dans sa démarche par Ansel Adams, mais aussi par son ami Emmet Gowin, de dix ans son aîné, également né en Virginie et chroniqueur de sa vie familiale.
L’exploration de l’enfance chez Sally Mann convoque les humeurs de chacun, les émotions partagées, les corps en croissance, l’intimité avec les adultes sur fond de vie paradisiaque à la campagne, de mémoire familiale, de tensions et de troubles. La beauté des paysages environnants, la liberté d’être et de se mouvoir nu font écho à la propre enfance de l’auteure, élevée par une mère libraire à la Washington and Lee University et un père médecin anticonformiste et collectionneur d’art, en particulier de Cy Twombly, natif lui aussi de Lexington.
Couvert autant d’éloges que de controverses violentes lors de sa publication en 1992, Immediate Family a bouleversé la vie familiale de Sally Mann et occulté le reste de l’œuvre. L’exploration des paysages de la Virginie, de la Géorgie et du Mississippi au travers des champs de bataille de la guerre de Sécession et de l’héritage de l’esclavage et du racisme a donné lieu pourtant à des récits pénétrants où l’histoire nationale et l’histoire personnelle de la famille de Mann se rencontrent. Les techniques anciennes auxquelles elle recourt pour ces séries élargissent la palette d’expression, tandis que l’influence de Faulkner, Poe, Ezra Pound, qui l’imprégna dès sa jeunesse, irrigue images et légendes. Influence que l’Américaine revendique dans ses derniers portraits et autoportraits convoquant la disparition, la mort ou la transformation physique de son mari atteint d’une maladie dégénérative.
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De 1985 à 1994, Sally Mann a régulièrement photographié l’été ses trois enfants, Emmett, Jessie et Virginia. Réalisé en 1986, Easter Dress (La Robe de Pâques) convoque une fin de journée à la campagne, chez leur voisin fermier et ami. Jessie pose au centre face à l’objectif de sa mère, rayonnante dans sa belle robe printanière éclatante de blanc qu’elle développe en son bas du bout des doigts, un léger sourire de ravissement aux lèvres. Autour d’elle se déploient en ordre dispersé le fermier, un chien agité, son frère et sa petite sœur revêtus différemment. Leurs vêtements plus ordinaires laissent suggérer que cette journée a été un temps particulier pour Jessie à moins qu’elle évoque la grande liberté laissée aux enfants de s’habiller comme ils le souhaitent. Le mouvement de l’homme, l’attitude de Virginia concentrée sur ses pas et celle d’Emmet, le regard absorbé ailleurs, renforcent la spontanéité de la scène. À l’arrière, arbres, haies et vallons forment un environnement enchanteur. La lumière chatoyante renforce le sentiment de sérénité et de bien-être de chacun.
L’impression d’immédiateté de la prise de vue est trompeuse. La composition harmonieuse de l’image, l’atmosphère qui s’en dégage, ont été pensées par Sally Mann dans ses moindres détails. La tenue des enfants et du voisin, leurs attitudes respectives, y compris celle du chien déchaîné : tout a été mis en scène et rejoué plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle obtienne l’image. La présence de la robe longue défraîchie, décousue et déchirée à certains endroits, laissée suspendue au fil à linge, ne doit elle-même rien au hasard. La conceptualisation de l’image passe toutefois par la mise au point sur Jessie et sa robe immaculée, véritable éclat de lumière et métaphore d’une journée de fête apparemment pour l’enfant ou de la liberté donnée par leur mère de se revêtir comme bon leur semble. Le format de l’image choisi et la disposition de chacun invitent par ailleurs à pénétrer plus attentivement dans l’image et dans l’histoire ou les histoires qu’elle suggère.
La robe de Pâques immaculée de Jessie tranche avec l’état de la robe suspendue dont les détails de la confection laissent supposer qu’elle fut elle aussi un joli vêtement. L’usage que l’on en fit, son usure ou le peu de soin avec le temps qu’on lui apporta contraste avec l’éclat de la robe neuve de la fille aînée de Sally Mann. Cette robe défraîchie forme la note discordante de l’image, le contrepoint dissonant. Sa présence crée le trouble par ce qu’elle symbolise et convoque du passé. Elle est l’objet porteur d’histoires encore vives ou au contraire oubliées, refoulées. Elle vient rappeler la perte à terme de la virginité de l’enfant et l’entrée dans un autre âge porteur autant de joies que de désillusions, voire d’outrages, de violences et de colères pour la fillette. Derrière l’image enchanteresse d’une fin de journée avec ses enfants pointe ainsi une menace contenue également dans les gesticulations rageuses du chien, au point que l’identité de l’animal s’en trouve brouillée.
Derrière la clôture, le paysage développe d’amples vallons, des avancées de forêts, des fines lignées d’arbres et des corps de ferme épars. Sous la brume de chaleur, la douceur des formes de la nature renforce l’atmosphère alanguie de ce faux instantané cadré entre ciel, fils électriques et prés. On est en Virginie, au sud des États-Unis, dans la région natale de Sally Mann, cadre de sa vie familiale et de ses premières séries de photographies sur sa famille. La brume de chaleur floute légèrement le panorama, renforce la volupté du cadre. Cette nature tour à tour cultivée, maîtrisée et sauvage est tout aussi porteuse de sens, d’histoires et de vécus. Enfants et adultes semblent y mener une existence paradisiaque, envoûtante par l’espace de jeux et la liberté qu’elle offre. La gamme de gris vertigineuse que développe Sally Mann au tirage accentue les contrastes de cet instant de grâce au temps suspendu où chacun se déploie dans une tonalité naturelle et familière.
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Sally Mann, la robe de Pâques
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°724 du 1 juin 2019, avec le titre suivant : Sally Mann La robe de Pâques