PARIS
L’exposition « Picasso et les maîtres » confronte l’œuvre de l’Espagnol aux plus grands artistes de la peinture ancienne. Un événement tenu simultanément au Grand Palais, au Musée du Louvre et au Musée d’Orsay.
L’exposition « Picasso et les maîtres » scelle la première collaboration d’envergure entre quatre institutions parisiennes majeures, les Galeries nationales du Grand Palais, le Musée d’Orsay, le Musée du Louvre et le Musée Picasso. Une telle mobilisation était nécessaire à la réalisation d’un projet pour le moins ambitieux : confronter l’œuvre de Pablo Picasso aux chefs-d’œuvre de la peinture ancienne. Avec l’aide du Musée Picasso, principal prêteur, et de nombreuses institutions internationales, plus de deux cents œuvres se retrouvent au Grand Palais pour un cheminement thématique où natures mortes, autoportraits, paysages ou nus de Picasso sont confrontés à ceux de ses maîtres – Vélasquez, Goya, Le Greco, Poussin, Rembrandt… L’occasion d’étudier la manière dont Picasso a fait sienne cette peinture « classique », et d’analyser la virtuosité avec laquelle il l’a digérée et restituée. De leurs côtés, le Musée du Louvre et le Musée d’Orsay accueillent des accrochages spécifiques autour de deux tableaux qui ont inspiré Picasso de manière significative. Les Femmes d’Alger de Delacroix au Louvre, et Le Déjeuner sur l’herbe de Manet à Orsay. Ces deux expositions « dossier » permettront une observation approfondie du travail de variation effectué ad libitum par Picasso. Les trois commissaires de l’événement présentent ce projet.
« Picasso fait partie du Louvre »
Marie-Laure Bernadac, conservateur général, chargée de mission pour l’art contemporain au Musée du Louvre, à Paris
Soixante ans après l’accrochage éphémère des tableaux de Picasso au Louvre, le génie catalan revient avec une étude de sa variation autour des Femmes d’Alger de Delacroix. Ne devrait-il pas avoir une place attitrée dans ce musée ?
Picasso a bien entendu sa place dans l’histoire des grands peintres de la peinture occidentale. Dès son arrivée à Paris, il a fréquenté de manière assidue le Musée du Louvre. En 1947, Georges Salles [alors directeur des Musées de France] lui a proposé de présenter, dans la Grande Galerie, dix toiles qu’il venait de donner au Musée national d’art moderne. C’est très intéressant de voir quels tableaux Picasso avait choisis pour figurer auprès de Zurbarán, Delacroix… Et en 1971, pour son quatre-vingt-dixième anniversaire, le ministre [d’alors des Affaires culturelles] Jacques Duhamel lui a rendu hommage en exposant dans la Grande Galerie dix de ses œuvres. C’était donc assez naturel qu’on ait envie de reproduire cet hommage. C’est pour nous l’occasion de montrer que Picasso fait partie de ce musée. Il avait donné sa collection de maîtres anciens au Louvre où elle a longtemps été exposée, avant de rejoindre les collections du Musée Picasso.
Dans votre essai dans le catalogue, vous qualifiez l’attitude de Picasso envers ses maîtres de cannibalisme. Il doit « tuer les pères », régler ses comptes avec des peintres qu’il admire depuis longtemps. Cette exposition emprunte beaucoup à la psychanalyse !
Je crois que c’est le comportement de tout artiste dans son temps par rapport au passé. J’utilise ces termes parce que Picasso les emploie lui-même. Il se revendique dans son comportement, dans sa poésie, comme un anthropophage qui se nourrit [de la force] des autres. C’est son pouvoir de démiurge qui est ici en cause. Il dit lui-même qu’il y a toujours quelqu’un derrière lui quand il commence à peindre. C’est un rapport complexe à l’héritage. Picasso se sent le [descendant] et se demande ce que va devenir la peinture après sa mort.
La période des années 1950 est profondément marquée par ce retour aux classiques. Comment l’expliquer ?
Il est [isolé]. Tous les grands du début du siècle sont morts, il est seul à porter la peinture figurative à l’époque de l’apogée de l’abstraction, de l’expressionnisme américain. Les Mousquetaires, ou Peintre et son modèle sont perçus, par le public et la critique, comme un peu démodés. On pense qu’il s’essouffle, qu’il n’a plus rien à dire, qu’il a besoin des maîtres pour se renouveler. C’est une période très difficile pour lui. Il est loin d’être considéré comme le porteur de la modernité à cette époque-là ! C’est intéressant de voir, aujourd’hui, la modernité de ce processus quasiment conceptuel qui envisage l’œuvre comme un tout, une série de variations. La réappropriation et la citation sont des choses qui ont été reprises par la suite par toute une partie de l’art postmoderne.
Picasso travaillait-il sur plusieurs peintres en même temps, ou les abordait-il l’un après l’autre ? Y a-t-il un artiste en particulier qui se distingue par le défi qu’il a pu représenter pour Picasso ?
Il y a forcément des choses qui se mélangent, mais il y a essentiellement deux familles. Ceux qu’il admire par-dessus tout sont les trois Espagnols, Le Greco, Goya, Vélasquez, qui correspondent respectivement à la jeunesse, la maturité et la vieillesse et qui restent totalement modernes et contemporains. En France, il y a cette même filiation avec Le Nain, Poussin, Ingres, Delacroix avec les Femmes d’Alger, mais aussi Cézanne, Gauguin, Toulouse-Lautrec et Van Gogh, les peintres qu’il découvre, qui sont de la génération précédente. Il y a peu de peintres italiens. Il admire beaucoup les maîtres allemands, mais n’en a fait que des interprétations graphiques – Grünewald, Cranach, Altdorfer… Il est passionné par ce réalisme très minutieux du détail. Ce panthéon d’une dizaine d’artistes se mélange, comme Anne Baldassari le dit très bien. On le voit dans la Famille Soler, cette monochromie bleue qui doit autant à Manet, à la peinture française qu’au Greco.
« Peindre, détruire, reconstruire »
Anne Baldassari, directrice du Musée Picasso, à Paris
Picasso a très tôt été initié à la peinture par son père, s’adonnant à la copie de manière acharnée jusqu’à obtenir l’approbation paternelle. Cette minutie explique-t-elle ce besoin constant d’émulation qu’éprouvait Picasso ?
Picasso est un peintre du XIXe siècle. Comme tous les peintres de l’avant-garde, il a une formation strictement académique. Il n’avait que douze ans quand il entre à l’École des beaux-arts ! Ce jeune génie a appris à lire et à écrire en « dessinant » les lettres et les chiffres, il étudie à partir de la statuaire antique gréco-romaine, ou encore des reproductions de tableaux de maîtres. Il baigne donc dans un univers de représentation, de copie, de double. Le jeune Picasso observe aussi son père, peintre, conservateur de musée et restaurateur d’œuvres, travailler dans son atelier où se mêlent les deux univers de la peinture ancienne et contemporaine. Il voit donc la peinture comme un continuum : elle se peint, se restaure, s’expose… Et il va ériger en système ce principe de peindre la peinture. Contrairement à certains membres de l’avant-garde qui voulaient « brûler le Louvre », Picasso considérait la peinture des grands musées comme sa propre histoire. Il ne s’associera jamais à cette posture de rejet prônée par les avant-gardes. Quand il dit « la peinture est une somme de destructions », il parle du travail d’élaboration picturale – reprise, dénaturation, transformation, défiguration. Ce travail qui le conduit à peindre, à détruire et à reconstruire, mais certainement pas à brûler, à dénier ou à nier.
Hormis les maîtres, Picasso puisait également ses sources dans les brocantes, les illustrations de presse, les cartes postales…
Picasso est bien le seul à croiser les sources de la culture populaire aux œuvres de la grande tradition picturale. À l’époque tout le monde s’amusait à collectionner. Matisse, Vlaminck ou Derain collectionnaient la statuaire africaine ou ses fétiches, mais leur regard sur ces objets était un regard de pure délectation exotique. Prenons par exemple la fameuse petite statuette vili que Picasso découvre chez Matisse en 1906. Matisse la reproduit telle quelle, comme un objet décoratif dans une nature morte. C’est un objet restitué, exogène. Picasso, lui, s’approprie les principes plastiques de la statuaire africaine, et c’est toute sa peinture qui devient africaine, on va même parler d’une période nègre. C’est tout à fait différent car il s’agit ici d’une ingestion de principes plastiques.
De son vivant, Picasso a été éreinté par la critique. À le voir s’inspirer des anciens, on l’a traité de fumiste…
Vous connaissez bien le vieil adage typiquement français qui dit : « un enfant pourrait le faire ». Alors que Picasso a dit lui-même qu’il faut toute une vie pour dessiner comme un enfant. Il a dû dessiner comme Raphaël dès son plus jeune âge et il a fallu qu’il se défasse de toutes les formes d’apprentissage pour pouvoir commencer à utiliser la peinture comme un langage de signes créés et pas simplement retransmis.
Que souhaitez-vous (dé) montrer avec cette exposition ?
On a toujours regardé Picasso à travers un découpage globalement arbitraire, artificiel, une suite chronologique en couleurs ou en dates… Picasso s’inscrit dans une dynamique de création, toutes les étapes de son œuvre sont intimement liées les unes aux autres et continuent de s’entrelacer jusqu’à la fin. Il était en recherche permanente et considérait qu’il n’avait pas à être prisonnier de son propre style, ni de ses propres résultats, ni de ses propres succès, ni de la perception que les autres avaient de lui. Il a toujours voulu rester libre et dépasser ses propres acquis. Je crois que cette exposition va lui rendre justice non seulement en replaçant son œuvre dans la perspective des grands maîtres qui étaient les siens, mais aussi en la représentant au sein d’un parcours véritablement rétrospectif. Des premiers dessins de jeunesse aux œuvres de la fin, toutes les périodes s’entrecroiseront. On ne se tiendra pas à des vis-à-vis étroits qui seraient rassurants mais qui rétréciraient le champ de réflexion. Cette exposition est là pour ouvrir le champ.
« Le peintre face à son œuvre »
Laurence Madeline, conservateur au Musée d’Orsay, à Paris
Les contraintes liées à la collection Moreau-Nélaton, interdisant le prêt du Déjeuner sur l’herbe de Manet, ne sont-elles pas l’occasion rêvée de creuser le sujet des variations ?
Tout s’est très bien arrangé. D’une part, cette exposition compense les gros prêts concédés par le Musée d’Orsay, comme l’Olympia, l’une des icônes de la collection. Il était normal d’opérer un rééquilibrage, car nos visiteurs seront privés de toiles parmi les plus importantes du musée. D’autre part, cette possibilité de s’arrêter sur un rapport très intime et très long de Picasso avec Manet est une chance extraordinaire. Pour Picasso d’abord, car l’on arrive à recréer un lien qu’il avait d’abord entretenu sur un plan intellectuel, [parce qu’]il n’avait pas le tableau sous les yeux. Puis pour Manet, entouré de ses variations de Picasso qui suscitent une véritable interrogation : pourquoi Picasso a-t-il fait ce choix ? Et pourquoi aussi longtemps ? Cette variation se dénote des autres par le nombre d’œuvres et le temps qu’il lui a été consacré. On est donc forcé de s’interroger à nouveau sur ce tableau de Manet.
Comment la sélection des œuvres s’est-elle faite ?
Picasso a peint vingt-sept tableaux, nous en avons réuni quatorze. Il y a autour de ces tableaux d’autres variations d’après les [précédentes versions], des gravures, des dessins et des maquettes… Le Déjeuner sur l’herbe est un sujet que Picasso a décliné jusque dans la sculpture. En juin 1962, Picasso montre l’ensemble de son travail sur Le Déjeuner sur l’herbe à la galerie Louise Leiris [à Paris]. L’idée était de coller au plus près de cette présentation.
Comment qualifier ce travail de variation ?
Picasso va dans le sens de ses propres préoccupations. Dans un premier temps, il prend un tableau qui est une œuvre clé de la peinture moderne, un tableau qui pose des questions sur la tradition. Et Picasso l’amène vers la réflexion qui sous-tend la fin de sa vie : le peintre face à son œuvre, face à la peinture. Ainsi, la figure nue de Victorine Meurent, qui a tellement interloqué [le public], ne devient petit à petit, chez Picasso, plus qu’une incarnation de la peinture. Le dialogue entre Victorine Meurent et l’homme qui lui fait face, un étudiant au geste de la main un peu docte, devient le dialogue entre le peintre et son modèle. Manet n’a pas pris un modèle au hasard : Victorine Meurent est celle qui lui permet d’avancer dans sa réflexion de peintre. Picasso lui substitue en quelque sorte Jacqueline, et plus le causeur vieillit, plus Picasso prend sa place.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°288 du 3 octobre 2008, avec le titre suivant : Picasso omniprésent