Art moderne

XXE SIÈCLE

Picasso et le Louvre

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 18 novembre 2021 - 830 mots

LENS

Le Louvre-Lens retrace l’histoire des relations entre Picasso et le musée, à travers son regard et son appropriation des chefs-d’œuvre du Louvre. L’exposition narre aussi les ambivalences de l’institution à l’égard de l’artiste.

Lens (Pas-de-Calais). Sous un titre intrigant, « Les Louvre de Pablo Picasso », se cachent non seulement le musée parisien et celui de Lens, mais surtout les nombreuses transformations de la « maison mère » pendant tout le XXe siècle. Précisons qu’il ne s’agit pas de faire l’historique de cette vénérable institution, mais de mettre en scène le dialogue entre les différents acteurs culturels – directeurs, conservateurs mais aussi responsables des Amis du musée ou encore importants collectionneurs – et l’artiste qui a marqué son temps.

Dialogue, car le spectateur suit pas à pas les nombreuses visites, parfois attestées par des documents, parfois seulement présumées, de Picasso au Louvre. Comme la quasi-totalité des créateurs qui arrivent à Paris, lui aussi, dès 1900 « fréquente, examine, admire, provoque » ce musée, et il le fera tout au long de sa vie.

Certes, lorsqu’il s’éloigne de Paris, Picasso va moins souvent au Louvre, mais grâce à sa fabuleuse mémoire visuelle ou, plus prosaïquement, grâce aux reproductions telles que, essentiellement, une importante collection de cartes postales présentée à Lens, les réminiscences du Louvre lui sont toujours présentes à l’esprit.

Il faut rendre hommage au travail de recherche réalisé par le commissaire d’exposition, Dimitri Salmon, collaborateur scientifique au département des Peintures du Louvre, et par son équipe. Cet historien de l’art se transforme ici en enquêteur, fouillant dans la masse des archives accompagnant le trajet artistique de Picasso. Le spectateur y apprend que les rencontres entre le musée et l’artiste ont été jalonnées de rendez-vous manqués et qu’il fallait que la gloire universelle du créateur espagnol s’affirmât pour que ses toiles trouvent leur place sur les cimaises de ce lieu prestigieux. La riche documentation et les panneaux pédagogiques exemplaires, qui évitent tout jargon, montrent que les relations entre Picasso et les nombreux conservateurs, à l’exemple de Germain Bazin ou de René Huyghe, oscillent entre admiration et scepticisme. Une place à part est accordée au directeur des Musées de France entre 1945 et 1957, Georges Salles, un grand collectionneur de l’artiste.

Une reconnaissance tardive et sans élan

Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’en 1933 que la première toile de Picasso – qui date de 1901 ! – est acquise par l’État, et ce non sans difficulté : il s’agit du Portrait de M. Gustave Coquiot [critique d’art]. D’autres acquisitions mais aussi des donations, la première datant de 1947, suivront. Puis, en 1955, une grande exposition est organisée au Musée des arts décoratifs, une manière astucieuse de faire entrer Picasso dans l’enceinte du Louvre mais non au musée lui-même. Toutefois, à partir de 1965, l’artiste participe à de nombreuses expositions au Louvre et, pour son 90e anniversaire, en 1971, une manifestation officielle organisée en son hommage obtient un succès retentissant.

Face à cette partie historique, d’autres salles reprennent peu ou prou le parcours du musée parisien. Elles offrent des rapprochements entre les œuvres que Picasso a pu voir au Louvre et les siennes. Non sans risque, car ces tentatives, toujours subjectives, ne sont que des hypothèses. Elles peuvent être de type « générique » : voir la stylisation du corps humain dans l’art égyptien avec une Femme assise (2350-2200 avant J.-C.) qui fait face à Femme assise de 1950. Moins convaincant est le lien prétendu entre un portrait du Fayoum dit « Ammonios » et l’autoportrait dessiné par Picasso (1908). L’expression puissante lisible dans le visage de ce dernier n’a pas nécessairement besoin d’une source d’inspiration extérieure. En revanche, la magnifique sanguine de 1921 intitulée Trois femmes à la fontaine, placée aux côtés d’une stèle funéraire grecque (IVe s. av. J.-C.) et Éliézer et Rébecca de Nicolas Poussin ont en commun non seulement les poses mais aussi un impressionnant hiératisme. Ce moment fort dans le parcours de l’exposition démontre la capacité de Picasso à faire dans une seule œuvre la synthèse de styles éloignés. Ailleurs, même si l’on ignore si la Chouette (1947-1953), cette céramique extraordinaire du maître, est inspirée par le même motif de l’époque proto-corinthienne, les deux œuvres partagent la même grâce.

Enfin, avec les peintures, la « dette » est assumée ouvertement. Un peu trop tassés – c’est le seul défaut de cette scénographie élégante conçue par Valentina Dodi et Nicolas Groult –, les prêts sont exceptionnels. Défilent ainsi Le Bain turc d’Ingres avec trois gravures et un dessin de Picasso, un Murillo, un autoportrait de Delacroix ou un Rembrandt. Si le Déjeuner sur l’herbe de Manet n’a pas fait le voyage, les variations inspirées par ce célèbre tableau sont une véritable leçon de déconstruction d’une intelligence plastique remarquable. S’appuyant sur des originaux ou des copies, Picasso fait comprendre au spectateur, comme avec cette relecture d’une nature morte de Chardin, qu’il ne suffit pas de regarder, encore faut-il voir. On songe à la phrase de Valéry : « Une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous voyons. »

Les Louvre de Pablo Picasso,
jusqu’au 31 janvier 2022, Louvre-Lens, 99, rue Paul-Bert, 62300 Lens.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°577 du 12 novembre 2021, avec le titre suivant : Picasso et le Louvre

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