COLOGNE / ALLEMAGNE
Le Musée Ludwig se penche sur la réception de l’artiste et de son œuvre en Allemagne dans la deuxième moitié du XXe siècle. Une perception différente de part et d’autre de l’ancien rideau de fer.
Cologne (Allemagne). La scénographie, conçue par l’artiste allemand Eran Schaerf est sobre et fait penser à ces chantiers, chers à l’art contemporain, que sont les works in progress. Fixés sur des panneaux en bois, placés de biais, de nombreux documents accueillent le visiteur. Les murs du musée sont désespérément nus, à peine quelques tableaux de Picasso çà et là. Manifestement, il ne s’agit pas d’une de ces expositions qui font fureur où Pablo Picasso est rapproché d’Alberto Giacometti, d’Auguste Rodin ou tout autre célébrité artistique. C’est une approche différente que propose le Musée Ludwig en confrontant la réception du maître espagnol dans les deux Allemagne, entre l’immédiat après-guerre et le début des années 1970.
A priori, on pourrait penser que ce problème ne nous concerne plus, depuis que le pays est réunifié. En réalité, non seulement le parcours met face à face deux systèmes politiques opposés, capitalisme et communisme, et leur habilité à utiliser les images comme un moyen de propagande plus ou moins discret, mais encore, il montre clairement que l’idéologie n’est jamais absente du domaine esthétique. Pour ce faire, sont présentées des publications – journaux, revues, catalogues, livres –, mais également des médias audiovisuels – films, reportages télévisés –, en somme, tout ce qui participe à la formation d’une opinion publique. Qui plus est, grâce à la formidable recherche de la commissaire, Julia Friedrich, sont présentés des documents plus ou moins confidentiels – échanges de missives entre ministères ou directeurs de musées – et à des propos que l’on pourrait croire étrangers à la liberté qui règne prétendument dans le monde artistique.
Le choix de Picasso n’a rien d’innocent. Sa notoriété – même si elle met un certain temps à se former en Allemagne – fait que l’homme et son œuvre sont abondamment commentés. Une partie de sa production plastique – Guernica (1937) ou Le Massacre en Corée (1951)– et son adhésion au parti communiste en 1944 font de lui un sujet complexe. Comme l’écrit Georg Seeblen, extrait du catalogue d’exposition, « Picasso faisait le lien entre art, société et politique ».
Faut-il pour autant s’imaginer le peintre en artiste engagé ? Malgré les amitiés anarchistes qu’il avait à Barcelone, il est difficile de lui attribuer ce rôle avant la guerre d’Espagne. C’est le choc de Guernica– l’œuvre est réalisée pour l’Exposition universelle de 1937 – qui lui confère l’aura de dénonciateur des atrocités fascistes. Curieuse histoire de ce tableau : en République démocratique allemande (RDA), il est présenté comme une critique radicale de la folie meurtrière nazie ; en République fédérale d’Allemagne (RFA), où le silence s’impose sur un passé peu glorieux, l’œuvre devient le symbole du rejet universel de tout conflit violent.
On est dans le contexte de la guerre froide et la seule chose partagée des deux côtés du rideau de fer est une paranoïa idéologique. Ainsi, en 1955-1956, lors de la rétrospective de Picasso, qui passe par Munich, Cologne et Hambourg, le ministère des Affaires étrangères demande à Ernst Buchner, responsable des collections de peinture de Bavière, de procéder avec précaution et d’écarter les œuvres de nature politique, comme la Colombe de la paix (1949), qui risquerait d’être utilisée comme un message politique. Souhait qui n’a rien d’étonnant, car peinte par Picasso, elle est choisie par Louis Aragon pour illustrer l’affiche du Congrès mondial des partisans de la paix à Paris (1949), piloté par les communistes. Par la suite, la même colombe, reproduite partout, accède à un statut d’icône en Allemagne de l’Est. Un exemple particulièrement spectaculaire en est le célèbre Berliner Ensemble de Bertold Brecht, dont la colombe, de taille monumentale, occupe le rideau de scène.
Pour la RDA, le problème est double : d’une part, il n’existe pratiquement pas de livres sur l’œuvre de Picasso, qui, faute de moyens financiers, n’est présenté que par des reproductions. D’autre part, son art ne répond pas aux exigences d’un art figuratif et social encouragé par le régime. Cependant, face à l’impossibilité d’ignorer l’artiste mondialement célèbre, ses déformations et ses figures décomposées sont interprétées comme le reflet de la violence qui caractérise le monde contemporain.
À l’ouest, les choses ne sont pas simples pour autant. Afin de contrebalancer les soupçons d’une production picturale inspirée parfois par le communisme – voir Le Massacre en Corée (1) –, on insiste plutôt sur le train de vie luxueux ou les aventures amoureuses de Picasso. Aidée par la biographie de Françoise Gilot, Vivre avec Picasso (1964), la vie intime de l’artiste devient un roman. À la façon d’une star, son visage et ses images – suffisamment modernes pour plaire aux spécialistes, mais pas trop radicales pour être acceptées par le grand public, comme Jeune fille devant un miroir (1932) – donnent lieu à des campagnes publicitaires lors de ses expositions. Mais c’est avant tout son geste artistique libéré de toute contrainte, tel que mis en scène par Henri-Georges Clouzot dans le film Le Mystère Picasso (1956), qui traduit la vision de cette création. Alors, Picasso indépendant et imprévisible chantre de l’individualisme ? ou artiste impliqué dans la lutte sociale ? L’exposition ne prétend pas répondre à cette question..
(1) La guerre de Corée n’a rien à voir avec les questions coloniales.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°576 du 29 octobre 2021, avec le titre suivant : Comment les « deux » Allemagne appréhendaient Picasso