BÂLE / SUISSE
De son vivant, Picasso a revendiqué l’influence du Greco dans son travail. Une influence mise en évidence à Bâle, même si l’exposition convainc moins pour la période cubiste.
Bâle (Suisse). Plus qu’aucun autre, Pablo Picasso (1881-1973) entretenait des relations orageuses avec la tradition. Boulimique visuel, le peintre était aussi doté d’une digestion plastique exceptionnelle, qui lui a permis d’expérimenter et d’adapter les divers acquis de l’art du passé. C’est qu’au-delà d’un dialogue avec ses illustres prédécesseurs, défiant les siècles et l’histoire, Picasso prend place lui-même parmi les maîtres en s’appropriant leurs chefs-d’œuvre, pour mieux en extraire chirurgicalement la substance. Ces « emprunts » sont immédiatement perçus par la critique, comme dans ce commentaire de Félicien Fagus qui suit la première exposition importante de Picasso en 1901 : « On démêle aisément, outre les grands ancêtres, maintes influences probables, Delacroix, Manet [...], Degas, Forain, Rops. Chacune passagère, aussitôt envolée que captée, on voit que son emportement ne lui a pas laissé le loisir encore de se forger un style personnel. »
Curieusement, le nom du Greco (1541-1614) n’y est pas mentionné en tant que source d’inspiration probable. Et pourtant, l’influence de ce dernier est clairement visible tout au long des premières années de la production picturale de Picasso et surtout pendant sa période bleue. L’exposition de Bâle, organisée par le directeur du musée, Josef Helfenstein, et par Carmen Gimenez, une grande spécialiste de l’artiste espagnol, est pertinente quand elle examine ces années. Pour étayer la démonstration, les articles dans le riche catalogue repèrent soigneusement les traces écrites où Picasso mentionne son admiration pour son illustre confrère. Déjà en 1897, Picasso, parlant de ses visites au Musée du Prado, évoque « les magnifiques têtes d’El Greco ». Des années plus tard – en 1964 –, il confie à Brassaï qu’il doit probablement ses figures démesurément allongées, réalisées pendant sa période bleue, à une visite à Tolède où a résidé El Greco. Qui plus est, dans plusieurs travaux, l’artiste ajoute au titre le nom de son « ancêtre » (Un homme d’après El Greco, 1899, Figures dans le style d’El Greco, 1899).
L’ambition de l’exposition bâloise est de montrer que le peintre du XVIe siècle a profondément marqué Picasso. Le parcours propose ainsi des mises en regard tantôt stylistiques, tantôt thématiques, d’œuvres des deux artistes. Incontestablement, une des confrontations les plus pertinentes se situe dès 1901 entre Évocation (L’Enterrement de Casagemas) et la spectaculaire Adoration du nom de Jésus (1577-1579). Ici, l’œuvre de Picasso, un hommage à son ami proche, suicidé, reprend la composition éclatée du Greco et fait abstraction des règles de la perspective. Les personnages distribués sur toute la surface de la toile échappent aux lois de la gravitation et forment une constellation flottante entre ciel et terre.
Une autre correspondance s’établit entre les portraits réalisés par les deux peintres, tel le rapprochement amusant fait entre un noble dont l’habit est décoré d’une fraise resplendissante (Un Vieux Gentilhomme, 1587-1600) et le portrait de Jaume Sabartés (1939), que Picasso orne d’une collerette non moins impressionnante. Ailleurs, le portrait de Daniel-Henry Kahnweiler (1957) reprend la même position que le Saint Joseph du Greco (1577-1580) : le personnage est penché, la main soutenant la tête. D’autres face-à-face – L’Homme de la maison de Leiva du Greco (1580- 1585) et Le Mousquetaire assis (Domenico Theotocopulos van Rijn da Silva) de Picasso en 1967 – sont troublants, même si l’on remarque que leurs poses s’accordent sans la moindre difficulté avec le répertoire habituel des portraitistes.
Mais, on le sait, la grande révolution attribuée à Picasso, est celle du cubisme. Sur ce point, les liens entre les deux peintres, séparés par plus de trois siècles, sont naturellement plus incertains. Certes, l’un et l’autre partagent une remise en cause radicale de l’art de leur temps et n’hésitent pas à passer d’un style à un autre. Ainsi, le maniérisme du Greco donne lieu aux déformations de la figure humaine, parfois géométrisée, et à un espace imaginaire, inventé par l’artiste. Selon les commissaires, Picasso, lui, s’inscrit dans la lignée de Paul Cézanne et de ses Grandes Baigneuses, et reprend les mêmes principes pour s’éloigner de la représentation reposant sur les lois mimétiques.
Sans doute, cette hypothèse – sans oublier l’apport de l’art africain, essentiel – ouvre des pistes intéressantes. Pour autant, le visiteur a parfois du mal à percevoir une parenté entre des exemples choisis à Bâle, comme le Saint Ildefonse de Tolède, réalisé par El Greco (1603-1605), juxtaposé au chef-d’œuvre cubiste de Picasso, une nature morte monumentale, Pain et compotier sur une table de 1908-1909. La présence d’une table au cœur de chacune de ces toiles n’est qu’un faible prétexte pour justifier cette comparaison.
Il n’en demeure pas moins que, indiscutablement, le « couple » El Greco-Picasso fonctionne mieux que tous ceux auxquels on a eu droit depuis quelques années.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°594 du 9 septembre 2022, avec le titre suivant : L’héritage du Greco dans la peinture de Picasso