PARIS
Magistralement exposée au Grand Palais, l’œuvre du Greco échappe aux canons habituels de la peinture, ce qui lui valut d’être regardée par les avant-gardes. 6 clés pour comprendre Le Greco.
Artiste le plus original de la Renaissance, le Greco a connu une trajectoire inouïe qui explique le caractère inclassable et syncrétique de sa production. Domínikos Theotokópoulos (1541-1614), comme son surnom le laisse deviner, naît en Crète, où il reçoit un apprentissage de peintre d’icônes. Attiré par la vitalité culturelle vénitienne, il s’installe ensuite sur la Lagune où il découvre l’art de la Renaissance et succombe au colorisme de Tintoret et de Titien, maître dont il a peut-être fréquenté l’atelier. L’artiste peine cependant à se faire une place dans cette ville et tente sa chance à Rome. Dans la Cité éternelle, il fait une seconde rencontre qui bouleverse sa carrière : la force plastique de Michel-Ange. Le peintre opère alors une synthèse vivifiante entre le colorito et la monumentalité ; une manière originale qu’il importe en Espagne. À son installation à Tolède, l’artiste décroche plusieurs commandes prestigieuses, dont cette impressionnante Assomption de quatre mètres de hauteur.
Peintre pratiquement inconnu pendant son séjour en Italie et ne maîtrisant pas la technique de la fresque, le Greco est fatalement tenu à l’écart des grandes commandes de tableaux d’autel et de cycles décoratifs. Il doit donc se contenter d’œuvres moins prestigieuses, comme les petits tableaux de dévotion et les portraits. Le Greco sublime toutefois ces genres alimentaires et devient notamment l’un des meilleurs portraitistes de sa génération, un artiste que l’intelligentsia s’arrache. Gravitant sa vie durant parmi la société érudite, à Rome puis à Tolède, il immortalise les personnalités parmi les plus puissantes ou brillantes de son époque avec une acuité saisissante. Outre la ressemblance, l’artiste cherche en effet à capter la physionomie de ses modèles afin de rendre leur intelligence, leur vivacité ou encore leur personnalité. Ce formidable portrait d’une expressivité mordante et totalement atemporelle semble ainsi établir une relation directe entre le modèle et le spectateur.
La peinture singulière du Greco connut un long moment d’oubli à partir du XVIIe siècle. Adulé puis méprisé pour son rejet du classicisme, il ne fut redécouvert qu’au XIXe siècle, essentiellement par des Français. La première grande exposition qui lui fut consacrée eut ainsi lieu à Paris en 1908, tandis que la Ville Lumière devenait la plaque tournante du commerce de ses tableaux, alors pourtant essentiellement conservés en Espagne. C’est justement lors de voyages dans la Péninsule que des amateurs et des écrivains tombèrent sous le charme de l’artiste. À l’instar du baron Taylor qui acquit le Christ en croix directement auprès d’une congrégation religieuse en 1836 en vue de son accrochage au Louvre. À la même époque, Théophile Gautier écrivit quelques lignes décisives dans le regain d’intérêt pour l’artiste. Un texte qui par sa mauvaise interprétation participa aussi à véhiculer une lecture erronée. C’est en effet lui qui propagea l’idée d’un peintre fou et souffrant de problèmes de vue.
À compter de sa redécouverte par les écrivains de la génération romantique, le Greco ne cesse de fasciner les artistes, à commencer par les avant-gardes qui verront en ce prestigieux aîné l’un des leurs. Les peintres les plus aisés, comme Edgar Degas, collectionnent même ses œuvres. La liberté de ses couleurs explosives, ses compositions bouillonnant de vie, ses corps étirés de manière irréaliste, mais aussi son traitement géométrique des formes faisaient du Greco un prophète de la modernité, visée par les avant-gardes. Pour ne citer qu’une poignée de géants, on sait que Manet, Cézanne et, bien sûr, Picasso furent bouleversés et influencés par ses tableaux. La dette de Cézanne est particulièrement visible dans ses Baigneurs dont le canon est proche des corps peints par le Greco à la fin de sa vie. Picasso va même plus loin dans la citation. Il reprend en effet littéralement l’une de ses œuvres majeures, l’Enterrement du comte d’Orgaz, pour rendre hommage à Casagemas, son ami décédé en 1901.
Infatigable inventeur de formes, le Greco ne cesse d’imaginer des compositions novatrices et percutantes. Ce souci de renouvellement des moyens plastiques s’inscrit dans un contexte général de réflexion sur l’image. La carrière du Greco s’épanouit en effet en pleine Contre-Réforme, un moment décisif où l’Église cherche de nouvelles images pour reconquérir les âmes et répondre à l’iconoclasme protestant. Lors du concile de Trente, le clergé édicte ainsi des règles régissant une nouvelle iconographie religieuse davantage en phase avec les aspirations spirituelles. Les artistes doivent donc concevoir des images accessibles, facilement lisibles et édifiantes, illustrant notamment la geste des saints. Pour susciter la proximité avec saint Martin, le Greco transpose donc l’histoire du soldat romain dans le quotidien des fidèles de Tolède. L’élégant chevalier est vêtu d’une armure espagnole contemporaine et placé devant un paysage naturaliste reprenant les monuments emblématiques de la cité.
Dernier grand maniériste, le Greco se situe à un carrefour entre les ultimes feux de la Renaissance et le Siècle d’or. S’il est surtout célèbre pour ses compositions sacrées, l’artiste a ainsi livré des œuvres profanes qui préfigurent l’art du XVIIe siècle ; que l’on pense à ses formidables portraits qui marqueront les peintres des générations suivantes, mais aussi à ses scènes de genre aujourd’hui nettement moins connues. Le Greco a en effet signé quelques tableaux naturalistes à l’ambiance nocturne reposant sur un violent contraste entre l’ombre et la lumière. Des tableaux d’atmosphère que n’aurait pas reniés Caravage. Le sujet de La Fable demeure obscur, il pourrait s’agir d’une scène mythologique ou d’une œuvre à connotation morale. Une œuvre de toute évidence connue et appréciée de son vivant, car les experts ont inventorié plusieurs tableaux de l’artiste et de son atelier sur ce thème. Il faut dire que l’œuvre a de quoi séduire par sa singularité et son exécution virtuose.
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Comprendre la peinture du Greco
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°729 du 1 décembre 2019, avec le titre suivant : Comprendre la peinture du Greco