PARIS
Les répétitions et variations sur un même thème par le peintre gréco-italo-espagnol permettent de comprendre ce qui signe son originalité.
Paris.« C’est une exposition dans laquelle il faut faire des allers-retours. » Ce conseil est donné par Guillaume Kientz, l’un des deux commissaires de la rétrospective El Greco du Grand Palais. Ce qui vaudrait dans l’idéal pour n’importe quelle monstration est particulièrement vrai ici : en revenant sur ses pas, on revoit les mêmes figures se déployer d’un tableau à l’autre, les mêmes thèmes prendre différentes formes, que ce soit sous un pinceau timidement vénitien ou le coup de brosse complètement tolédan de ses dernières années. La variation pourrait définir la méthode de travail du Greco : un peintre qui, traversant l’Europe et les courants artistiques, remet toujours sur l’établi les mêmes images.
L’accrochage côte à côte de quatre versions du Christ chassant les marchands du Temple (de 1570 à 1614) permet de comprendre, d’un coup d’œil, comment Doménikos Théotokopoulos, dit El Greco (1541-1614), réinvestit au gré de son évolution picturale un thème qui semble l’habiter. Les premières versions italiennes (1570 et 1575) trahissent de la part de ce peintre d’icône crétois exilé sur la lagune un apprentissage studieux de la storia de Leon Battista Alberti et du colorito vénitien. Quelques décennies plus tard, installé désormais à Tolède, en Espagne, Le Greco reprend ce thème : il reproduit les figures qu’il a inventées, mais en leur faisant quitter la perspective classique dans laquelle elles évoluaient. Tout ce petit monde prend désormais place dans un décor resserré à la perspective aplanie et contrariée. La palette, plus sombre et expressive, comme le coup de pinceau, plus gras et plus sensible, ont eux aussi changé.
Des représentations du Christ au mont des Oliviers à celles de l’Annonciation, Le Greco remet inlassablement en jeu les canons iconographiques qu’il forge dès ses premières années italiennes : au fil des ans, la composition s’épure et la perspective se raccourcit. Ainsi, le discours théologique s’obscurcit en même temps que la perception sensible de la scène devient plus tangible. Guillaume Kientz le rappelle : « Greco est un peintre d’image », et il ne cédera pas à la peinture didactique imposée par la Contre-Réforme malgré quelques concessions qui ménagent les préceptes du Concile de Trente (1545-1563). La poitrine dénudée d’une Saint Marie-Madeleine pénitente est, dix ans plus tard, bien couverte (1576-1577 et 1584). Les mains de Saint Pierre et Saint Paul connaissent une légère modification, afin qu’un thème illustrant la dispute des deux apôtres devienne une image, plus consensuelle, du dialogue et de l’unité (Saint Pierre et Saint Paul, 1595-1600, 1600-1605 [voir ill.]).
Pour Le Greco, dont l’ambition est d’effectuer la synthèse de la peinture vénitienne et du disegno florentin, la variation est autant un terrain d’expérimentation qu’une démarche professionnelle lui permettant de pratiquer l’autoréférence et d’imposer sa marque. La condition de cette variation, et de son succès commercial, suppose toutefois l’invention de thèmes iconographiques novateurs que Le Greco consigne scrupuleusement en réalisant des reproductions petits formats de chacune de ses commandes. Très utile, lorsqu’après le succès fulgurant de L’Enterrement du comte d’Orgaz (1587), il voit son atelier crouler sous les commandes. Les variations du maître deviennent le modèle des reproductions des élèves, qui répondent ainsi aux demandes de la bourgeoisie tolédane émergeante.
Variation, création…, ces deux aiguillons contradictoires jalonnent le parcours d’El Greco, et ce, dès ses débuts crétois. Peintre d’icône, il est alors maître dans un art où les canons sont établis et la licence artistique quasi inexistante, mais dans un contexte où la domination vénitienne invite les iconographes à intégrer de nouveaux modèles. Le Greco a-t-il imaginé les premiers thèmes de son répertoire personnel lorsqu’il signait encore des panneaux de bois à fond doré du nom de Doménikos ? Les derniers exemples de ses variations montrent en tout cas une continuité dans son attachement à une vision de l’image très byzantine : l’icône comme objet performatif, plutôt que la peinture comme support du discours.
Le maniérisme du Greco dans un « White Cube »
Scénographie. Le Greco inspirateur des modernes, précurseur des avant-gardes… Comment évoquer la fascination qu’a exercée le maître crétois sur les artistes du XXe siècle sans tomber dans les clichés ? Au Grand Palais, on répond à cette question en affichant, ici et là, des citations de Jean Cocteau ou de Pablo Picasso. Pourquoi pas ? Mais on y répond surtout en proposant un accrochage sur fond blanc, un « White Cube », un apanage de l’art contemporain beaucoup moins utilisé pour la peinture ancienne. Cette couleur blanche des murs a pour vertu d’inviter le spectateur à un regard moins érudit, plus attentif au pinceau d’El Greco. Et d’ainsi évoquer cette fameuse « modernité » dont on prend la mesure grâce à un parcours semi-chronologique, comme le résultat d’un travail de synthèse des acquis de la Renaissance. Dans cette épure, la peinture d’El Greco se projette dans le passé, lorsqu’on confond ses bizarreries architecturales avec celle des maniéristes florentins, mais aussi dans le futur, quand le regard rencontre en fin de parcours L’Ouverture du cinquième sceau (1610-1614), devant lequel on ne peut s’empêcher de penser à Paul Cézanne.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°532 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : El Greco, entre variations et innovations