Art moderne

« Les artistes et le sport », Marmottan-Monet rate sa cible

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 30 mai 2024 - 1005 mots

Beaucoup d’œuvres dans « En jeu ! », mais peu de fond. L’exposition se contente de considérations sociologiques, oubliant le regard des artistes sur le sport, ses adeptes et ses spectateurs.

Paris. À la sortie de la nouvelle exposition du Musée Marmottan-Monet, le visiteur se réjouit d’avoir découvert ou revu des tableaux du compagnon des impressionnistes et régatier Gustave Caillebotte, de cet autre grand marin qu’était Paul Signac, également cycliste émérite, de l’important réaliste américain Thomas Eakins, ou encore du théoricien du cubisme Jean Metzinger. Cependant, il lui est difficile de saisir ce qu’on a voulu lui raconter. L’impression qui prévaut est que les 170 œuvres présentées sous le commissariat d’Érik Desmazières, Bertrand Tillier et Aurélie Gavoille ne soutiennent aucun propos défini et qu’on s’est contenté de les assembler par thèmes – le rameur John Biglin apparaît même deux fois sous le pinceau d’Eakins.

La disposition des espaces d’exposition oblige, en outre, à multiplier artificiellement les thématiques. Le titre « Lieux du sport », par exemple, laisse perplexe tant il est vague. Le texte d’introduction à cette partie ne clarifie pas les choses : « Si les artistes des XIXe et XXe siècles furent très intéressés par le sport, c’est parce que ses praticiens s’y adonnaient à la fois en plein air […] et dans des espaces aménagés à cet effet. […] Ces lieux, qui étaient agencés pour accueillir des spectateurs, offrirent aux artistes autant de configurations visuelles et formelles, à partir desquelles les enjeux de la modernité artistique purent être interrogés sous un jour nouveau. » La version anglaise est plus nuancée, spécifiant qu’il s’agit là seulement de « l’une des raisons » de l’intérêt des artistes.

Explorer la modernité

Il ne s’agissait pas, en effet, de seulement explorer de nouveaux espaces. Chez Théodore Géricault, comme le note Bertrand Tillier dans le catalogue, la fameuse estampe Boxeurs (1818) appartient à « une contemporanéité susceptible de l’aider à s’émanciper de l’idéal néoclassique et de son héritage antique ». Le peintre romantique, qui accordait une grande importance à l’anatomie humaine, voyait là un sujet moderne lui permettant d’aborder d’un œil nouveau cet exercice classique, sans faire abstraction du fait qu’un Noir y affrontait un Blanc. Le réaliste Gustave Courbet a également été sensible à une iconographie inédite quand il a entrepris de peindre La Femme au podoscaphe (1865), ce qui ne l’empêche pas de montrer son ironie devant cette curieuse façon de naviguer.

Géricault ne fait pas clairement apparaître les parieurs dans sa lithographie, mais on comprend que les spectateurs ne sont pas là seulement par amour désintéressé du sport. Or, et c’est aussi une déception, il n’est pas question d’argent dans l’exposition mais de classes sociales, ce qui n’est pas la même chose. On y apprend qu’il y a « sports élitaires et sports populaires », soit l’équitation, le tennis et l’escrime contre les jeux de ballon, le cyclisme et la boxe. Les peintres voyaient-ils les choses de cette manière ? On regrette, en tout cas, que le sulfureux boxeur mondain Arthur Cravan ne figure pas dans l’exposition : son portrait par Francis Picabia aurait bousculé les idées reçues.

Autre lieu commun : les courses de chevaux relèvent de l’aristocratie. Si l’entre-soi est évident dans Course de gentlemen. Avant le départ d’Edgar Degas (1863), d’autres épreuves étaient des spectacles populaires où les paris tenaient une grande place. En 1775, le comte d’Artois crée une écurie de course qu’il présente l’année suivante aux Sablons : les paris sont conséquents. Son frère, Louis XVI, s’émeut de la foule mélangée et surexcitée qui y entoure Marie-Antoinette. Lorsque la reine réclamera la permission de constituer à son tour une écurie de course, il lui opposera un refus catégorique.

Mais il n’y avait pas que les Sablons, Chantilly ou, à partir de 1857, Longchamp : des courses de chevaux étaient établies depuis longtemps dans les régions d’élevage où elles servaient à mesurer l’amélioration des lignées équines. C’est ce dont rend compte Courses de Cano ou Le Champ de courses de Jean Frélaut (1923). On y voit une épreuve de trot monté comme il s’en disputait dans plusieurs localités bretonnes (ici, Vannes) pour présenter les chevaux carrossiers du cru – les cavaliers et les propriétaires étaient des paysans. Quant aux jockeys en casaque figurant dans le coin inférieur droit du tableau, ils sont prêts pour la course de galop suivante qui fera également la joie des parieurs de toutes conditions.

Les sportifs professionnels pour modèles

Outre les œuvres représentant de simples loisirs – Partie de croquet sur la plage du Tréport de Louise Abbéma (1872) ou Le Plongeon, baigneurs, bords de l’Yerres de Caillebotte (1878), par exemple –, il reste que l’exposition n’aborde pas le statut des sportifs professionnels à cette époque. Préoccupé de formes et d’harmonie, Aristide Maillol ne semble pas avoir été ému par le jeune Gaston Colin qui a été son modèle pour Le Cycliste (vers 1907-1908). C’était un jockey et un cycliste professionnel, amant du collectionneur Harry Kessler. Un parallèle troublant avec la Petite Danseuse de quatorze ans dont Edgar Degas a vu, lui, l’aspect tragique. Dans la section des femmes « Spectatrices et sportives », il est question de tenniswomen, femmes du monde aux « poses dansantes », mais pas des nombreuses acrobates et écuyères qui exerçaient dans les cirques – Toulouse-Lautrec a pourtant magnifiquement représenté ces sportives professionnelles.

Le cycliste Constant Huret, qui fut aussi le modèle de Toulouse- Lautrec pour l’affiche La Chaîne Simpson (1896), resta un amateur jusqu’en 1893. C’était un pauvre boulanger qui rencontra bien des difficultés à acquérir les bicyclettes nécessaires à ses exploits. Au bout de cinq ans, il put cependant cesser de travailler car les gains remportés pour les courses gagnées lui suffirent pour vivre. « Au tournant des XIXe et XXe siècles […], chacun pouvait désormais être un sportif et prétendre à des performances », développe le texte de la section « Internationalisation et démocratisation ». La lithographie d’Adolphe Willette, La Fortune et le Coureur (1895), est pourtant explicite sur le sujet de l’inégalité devant le sport. Si l’anarchiste Signac a été si attaché aux épreuves cyclistes, c’est peut-être parce qu’il était plus que d’autres conscient de cette réalité.

En jeu ! Les artistes et le sport, 1870-1930,
jusqu’au 1er septembre, Musée Marmottan Monet, 2, rue Louis-Boilly, 75016 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°634 du 24 mai 2024, avec le titre suivant : « Les artistes et le sport », Marmottan-Monet rate sa cible

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