PARIS
Le Centre Pompidou a réuni près de 200 œuvres qui montrent un imaginaire travaillé par l’humain et l’animal, l’organique et le minéral.
Paris. Si la dernière exposition consacrée à Germaine Richier (1902-1959) remonte à 1996, à la Fondation Maeght (Saint-Paul de Vence), l’attente qui a suivi en valait la peine car la rétrospective organisée aujourd’hui par Ariane Coulondre, conservatrice au Musée national d’art moderne-Centre Pompiou, assistée de Nathalie Ernoult, attachée de conservation, est exceptionnelle. Grâce à une scénographie discrète mais inventive signée Laurence Fontaine (*), toute sensation de lourdeur possiblement associée à la sculpture est évitée. Le parcours est chronologique, mais reste suffisamment souple pour laisser au spectateur le plaisir de la découverte. Découverte et surprise, car la sculpture sur laquelle s’ouvre l’exposition, Loretto (1934), représentant le corps nu d’un adolescent, ne laisse augurer en rien la production plastique ultérieure de Richier. Il faut toutefois garder en mémoire cette œuvre plutôt classique pour mieux comprendre le trajet singulier de cette artiste qui « prolonge la tradition de la statuaire d’Auguste Rodin et d’Antoine Bourdelle, tout en forgeant après guerre de nouvelles images de l’homme et de la femme, jouant de l’assemblage et des hybridations avec les formes de la nature » (Laurent Le Bon et Xavier Rey, préface au catalogue).
C’est avec le couple formé par deux géants, L’Orage (1947-1948) et L’Ouragane (1948-1949), des êtres effrayants et magnifiques à la fois, que le choc se produit. Ces corps croûteux, à l’épiderme raviné et ravagé par des masses crispées et boursouflées, rejoignent dans leur style les travaux exécutés par Dubuffet, Giacometti ou Fautrier. Tous, ils font appel aux « enduits » pétris et labourés qui se superposent – et s’interpénètrent – à une matière épaisse, rugueuse et granuleuse. Entre inachèvement pétrifié et émergence d’un magma, ces figures à la chair plissée et disloquée dans la matière, ces figures du désastre, sont la réaction la plus directe aux horreurs d’un passé récent, à la violence de l’histoire. Est-ce pour cette raison que l’humain se fait plus rare chez Richier, laissant sa place à l’univers animal ou à l’incarnation des forces de la nature ? Certes, celui-ci n’est pas banni, mais le plus souvent il ne conserve qu’une ressemblance résiduelle à la forme humaine. Les « Femmes-coq » (1954), « Guerriers » (1953) ou L’Hydre (1954) sont déjà des corps en mutation, « augmentés » avant la lettre.
Et, c’est précisément à une rencontre avec le monde animal que le visiteur a droit. Face-à-face peu rassurant avec les trois versions de La Sauterelle, qui change d’échelle avec le temps – petite en 1944, moyenne en 1945, grande en 1955-1956 – pour prendre des proportions de plus en plus menaçantes. Accroupie, prête à bondir, elle tend ses pattes afin de saisir sa proie. À ses côtés, La Mante, de 1946, ou L’Araignée, de la même année, complètent cette famille animale sous ses formes les moins amènes. Ces insectes, tous du genre féminin, sont-ils l’affirmation du prétendu aspect dévorateur de la sexualité féminine ?
Quoi qu’il en soit, c’est en recourant au processus de l’hybridation que l’art de Richier manifeste toute sa singularité. Hybridation et non métamorphose, car chez elle les divers accouplements étonnants, voire inquiétants, n’aboutissent jamais à une transformation définitive, à une osmose parfaite et lisse. Peut-on y voir un héritage surréaliste ? Probablement, mais dans sa version pratiquée par Giacometti ou même parfois par Picasso.
Cependant, si la littérature, chère aux surréalistes, est absente de l’œuvre de Richier, il n’en va pas de même des sources mythiques. Non qu’il s’agisse de références précises ; l’artiste s’attache plutôt à l’aspect archaïque de forces telluriques, qui rapproche son travail d’une quête des commencements. Avec Eau (1953-1954) ou Montagne (1955-1956), la matière reste brute, non élaborée, mais contient dans son épaisseur même certaines inscriptions brouillées, aux confins de l’organique, du minéral et du corporel.
Une section importante est consacrée aux « sculptures à fils ». Ces figures maigres tiennent entre leurs mains ce qui semble être les leviers d’un métier à tisser imaginaire ou les brides d’un chariot invisible. Ces êtres indéfinis, tels Le Griffu (1952) ou Le Diabolo (1950) – dont le point de départ fut L’Araignée–, sont comme dessinés et suspendus dans le vide. Littéralement, car, suivant la manière employée par l’artiste, Le Griffu, accroché au plafond, semble en apesanteur.
Impossible d’évoquer l’ensemble des œuvres déployées ici. Ainsi, le Christ d’Assy (1950), cette contribution, longtemps décriée, de Richier à l’art religieux, placée au musée dans une chapelle improvisée. Ailleurs, moins connues, les œuvres réalisées en collaboration avec Hans Hartung ou Maria Helena Vieira da Silva. Ailleurs encore, L’Homme dans la nuit, (1954), par son aspect maladroit et sa tête qui rappelle E.T., ajoute une touche de tendresse. Terminons sur son opus magna, l’Échiquier, grand (1959). Ce jeu, fondé sur la logique et la règle, voit ses pièces d’une taille démesurée se convertir en d’étranges hybrides qui condensent tout l’imaginaire de l’artiste.
(*) Contrairement à ce que nous avions écrit dans le JdA n°607, la scénographie de l'exposition est de Laurence Fontaine et non de Maud Martino.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°607 du 17 mars 2023, avec le titre suivant : La sculpture hybride de Germaine Richier