PARIS
En marge de sa carrière de portraitiste, le peintre danois a construit une œuvre à Skagen, village de pêcheurs et colonie d’artistes. Au-delà des plaisirs simples et des étés joyeux, il y a trouvé une inspiration méditative.
Paris.« Puissent ces évocations de l’été scandinave, de “l’heure bleue”, venir réchauffer le cœur du public de notre maison »,écrit Érik Desmazières, directeur du Musée Marmottan- Monet, en préface au catalogue. Dans cette exposition consacrée à Peder Severin Krøyer (1851-1909), fruit du partenariat scientifique entre le musée parisien et le Skagens Kunstmuseer (Danemark), ce n’est pas la carrière du portraitiste des élites danoises qui est mise en avant, non plus que son important œuvre dessiné ou photographique. Les commissaires scientifiques, Dominique Lobstein, historien de l’art, et Mette Harbo Lehmann, conservatrice au Skagens Kunstmuseer, ont plutôt sélectionné les œuvres lumineuses, pour la plupart peintes à Skagen, ce village de pêcheurs du nord du Danemark.
Sur cette presqu’île de sable, les nuits d’été sont plus courtes qu’à Copenhague. Selon la météorologie, la clarté résiduelle due à la proximité des régions nordiques où règne la nuit blanche peut donner lieu à de longs et doux crépuscules. C’est « l’heure bleue », titre donné par le peintre à une petite toile dans laquelle la lune baigne ce paysage de ciel et de mer qu’un personnage observe depuis la plage.
La sélection, de moins d’une soixantaine d’œuvres, aurait pu se limiter à offrir au visiteur une évasion vers un lieu de villégiature qu’appréciaient les peintres scandinaves de la fin du XIXe siècle. Mais le propos est plus large. Les commissaires évoquent la biographie de Severin Krøyer et montrent l’évolution de son art, décrit de manière détaillée dans le catalogue (coédition Musée Marmottan-Monet/Hazan). La participation du peintre à la vie artistique parisienne est illustrée par la présentation de son portrait signé Laurits Tuxen (1853-1927), compatriote rencontré à l’Académie des beaux-arts de Copenhague, retrouvé dans l’atelier de Léon Bonnat (1833-1922) à Paris, entre 1876 et 1878, et ami de toute une vie.
Parmi les colonies d’artistes fréquentées en France par les Danois, Krøyer affectionna particulièrement celle de Cernay-la-Ville (Yvelines), repaire de paysagistes. En 1879, le jeune peintre y exécuta un autoportrait et laissa à l’aubergiste local, en signe d’amitié, Le Déjeuner des artistes à Cernay, un panneau peint avec vigueur annonçant le fameux Hip, hip, hourra ! Déjeuner d’artistes, Skagen (1885-1888), visible un peu plus loin. Déjà apparaît le portraitiste de talent que l’on retrouvera tout au long du parcours.
En France, le Danois rencontre en 1889 sa compatriote Marie Triepcke (1867-1940). Lui s’est fait un nom en présentant ses œuvres dans différents Salons, à l’exemple de Pêcheurs de Skagen, Danemark, coucher de soleil (1883) montré en 1884 à la Société des artistes français. Elle étudie la peinture à Paris et le séduit immédiatement. D’une grande beauté, elle inspirera Krøyer qui la peindra souvent au cours de leurs premières années de mariage. Ils divorceront en 1905, alors que Krøyer présente depuis quelques années les signes d’une maladie mentale et que son épouse est elle-même psychologiquement fragile. Ses failles, son renoncement à la peinture et sa poursuite désespérée du bonheur ont inspiré le film Marie Krøyer (2012) au cinéaste danois Bille August.
Fréquentant Skagen depuis 1882, Severin Krøyer a trouvé chez les pêcheurs locaux des sujets sociaux auxquels il est sensible, adhérant au mouvement progressiste, littéraire et artistique danois de la Percée moderne. Mais, alors qu’il continue de répondre à d’importantes commandes de portraits à Copenhague, il se tourne peu à peu vers la célébration de la vie simple des autochtones. Il ne se lasse pas de représenter les plaisirs de la sociabilité dans la colonie d’artistes, les enfants jouant joyeusement au bord de l’eau et le magnifique paysage de la presqu’île. Ses autoportraits montrent sa réussite. Né d’une mère célibataire atteinte de maladie mentale, il a eu la chance d’être élevé dans la famille bourgeoise et aimante de sa tante. La trentaine passée, c’est comme si, après une prise de conscience des inégalités sociales de son temps, il avait voulu choisir le bonheur. Pourtant, dans ses œuvres les plus personnelles, il abandonne le réalisme pour se rapprocher du symbolisme, donnant à ses sujets une profondeur mélancolique. C’est le cas de L’Heure bleue (1907). Composée de manière très audacieuse, La Plage au sud de Skagen (1883) figure un personnage minuscule parvenu au bout d’une immense étendue de sable, à la jonction du ciel et de l’eau, et soulevant un vol de mouettes. La même inspiration sous-tend Soirée calme sur la plage de Skagen, Sønderstrand (1893, [voir ill.]) où Marie Krøyer et la peintre Anna Ancher marchent sur la plage : la nature n’est plus qu’esquissée, image de l’infini vers lequel se dirigent les deux femmes à peine différenciées l’une de l’autre. Comme en écho à La Plage au sud de Skagen que le peintre allait lui offrir en 1906, le poète Holger Drachmann écrivait en 1887 : « On devient si facilement rien, ici… ».
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°561 du 19 février 2021, avec le titre suivant : Krøyer, entre bonheur et mélancolie