Figure essentielle de l’histoire de la peinture abstraite, Joan Mitchell (1926-1992) est l’hôte, en cette rentrée, du nouveau musée des Impressionnismes à Giverny. Un choix judicieux pour cette Américaine si proche de la nature.
Il est un peu plus de sept heures du matin, le jour commence à peine à se lever. Des brumes s’élèvent au-dessus de la Seine masquant la vue sur le fleuve, mais, comme elles en suivent les méandres, il est aisé de le repérer. Vu de haut, depuis son atelier, le spectacle est admirable et elle prend chaque fois le soin de le contempler, descendant lentement la petite sente qui mène à sa maison. Pendant près de vingt-cinq ans, Joan Mitchell a vécu à Vétheuil – là-même où Monet s’est posé avant de s’installer à Giverny –, travaillant de préférence la nuit. Aussi, quand le soleil commençait à poindre, elle allait se coucher. Non qu’elle fuyait la lumière du jour mais elle avait pris cette habitude de peindre dans le silence de la nuit et elle s’y était tenue. Elle affectionnait ce temps qu’elle pouvait conjuguer aux modes de la solitude, de la réflexion et de la contemplation. Londres, Tate Modern. Porté par les escaliers roulants à l’étage des collections permanentes, le visiteur pénètre dans une première salle dont l’accrochage est un véritable manifeste. Un manifeste pour la peinture. Quatre tableaux y sont exposés dans la plénitude lumineuse d’une architecture tout entière au service des œuvres : quatre œuvres majeures de Monet, de Rothko, de Pollock et de Mitchell. Une sublime conversation. Semblable à celle qui se tient dans l’une des salles de la Galerie nationale de l’Ombrie, à Pérouse, en Italie, entre Piero della Francesca, Benozzo Gozzoli et Desiderio da Settignano. Autre époque, autre vision, mais la même volonté d’inviter le regardeur à élever son esprit.
Femme, juive et riche, elle réussit à se faire accepter comme artiste
Née en 1926, dans une famille d’intellectuels bourgeois – son père était un dermatologue de renom et sa mère, Marion Strobel, poète et éditeur –, Joan Mitchell reçoit une éducation mêlant études littéraires et artistiques qui la conduisit très tôt à vouloir consacrer sa vie à l’art. Elle suit l’enseignement de la School of Art à l’Art Institute de Chicago (1944-1947), puis celui de Hans Hofmann (1947) à New York où elle se fixe à partir de 1950 après différents voyages en Europe. L’époque était alors tout entière dévolue à l’expressionnisme abstrait qui animait la scène new-yorkaise et allait très vite s’imposer internationalement. Parfaitement consciente d’avoir à braver trois handicaps qui, dans le microcosme de l’art de l’époque, jouaient contre elle (être femme, être juive et être riche – son grand-père avait été l’une des gloires de l’architecture métallique américaine), Joan Mitchell réussit à se faire accepter au sein du très fermé Artist’s Club fondé en 1949 par De Kooning et Kline. Forte d’un caractère trempé, elle développa tout d’abord une peinture très gestuelle qui ne cherchait pas tant à enregistrer les actes d’un corps en mouvement comme chez ses aînés, mais s’appliquait à révéler l’énergie lumineuse de la peinture. Sa démarche ne relevait pas de la pratique du all-over qui signe l’art d’un Pollock, mais de la volonté d’approfondir l’espace interne de la peinture, d’en délivrer une sorte d’intimité. À considérer son travail des années 1950, quelque chose d’implosif y est à l’œuvre qui vise une ampliation du champ iconique et signale la dynamique vitaliste d’une peinture qui quête après un éblouissement. Aussi la critique a-t-elle alors placé celle-ci sous la tutelle de Monet et parlé à son propos d’« impressionnisme abstrait ».
À Vétheuil, la vraie rencontre avec la nature
Férue de culture française, Mitchell partage son temps entre les deux rives de l’Atlantique ; en 1955, elle rencontre à Paris le peintre canadien Jean-Paul Riopelle avec qui elle va partager sa vie vingt-cinq ans durant et s’installe dans le XVe arrondissement à partir de 1959. Joan Mitchell donne alors à sa peinture une nouvelle accentuation qui la place davantage du côté d’un expressionnisme existentiel. Ses tableaux présentent des compo-sitions beaucoup plus remuées, la matière l’emportant sur le geste dans une sorte de combat parfois très violent qui vise une subversion de l’espace. Le pigment coloré est volontiers employé sous la forme de magmas qui confèrent à l’image peinte sa force. L’exemple de Van Gogh, dont on ne dira jamais assez l’importance chez Joan Mitchell et qui prend notamment forme dans une puissante série de Tournesols (1969) en hommage au peintre d’Auvers, y est particulièrement prégnant. À partir de 1967, l’installation du peintre à Vétheuil, en bordure de la Seine, va très vite profiter à son art en étendue et en lumière. Sur le plan formel, l’artiste va développer une production de polyptyques, témoignage d’une appréhension élargie de l’espace tel qu’il se déploie sous ses yeux, notamment le paysage dilaté qui s’offre à voir depuis les hauteurs de sa propriété. Avec le temps, elle va vivre en totale osmose avec la nature, projetant sa subjectivité dans une vision tantôt heureuse, tantôt douloureuse, fonction de ses états d’âme. Ses tableaux déclinent toutes sortes de nouveaux ordonnancements qui multiplient effractions, étendues monochromes et formes en boule et recourent à des couleurs très denses et très intenses, à l’image d’une œuvre comme Les Bleuets (1973, p. 56).
Une personnalité entière, sans aucun compromis possible
Opérant comme une synthèse entre un réel bonheur et une irrésistible inquiétude d’être, l’œuvre de Joan Mitchell gagne une ampleur inédite. À mi-chemin entre une peinture abstraite, un naturalisme optique et un expressionnisme de la couleur, celle-ci détermine les riches heures d’une sorte de « pastorale furieuse », ainsi qu’en a justement parlé Robert Storr. Il y va d’ailleurs d’un rapport proprement sublime avec la musique, un art dont elle était très proche et dont elle se nourrissait volontiers. D’un rapport notamment au symphonique dans cette façon d’ampleur dont ses tableaux gagnent l’espace comme l’attestent Un jardin pour Audrey (1979, voir encadré), Edrita Fried (1981, p. 54) ou La Grande Vallée (1983) : autant d’ensembles qui rivalisent d’ampleur, chacun d’eux dans une relation forte avec le quotidien du peintre ou avec son entourage, reflet d’une présence au monde, attentive et engagée. À propos de ses polyptyques, l’artiste insistait sur l’importance de s’éloigner pour les voir. Comme une seule peinture. Elle avait d’ailleurs l’habitude de les regarder elle-même avec une jumelle plate qu’elle utilisait à l’inverse pour éloigner le plus loin possible l’image. « Je les peins pour qu’ils soient vus à distance, disait-elle, et non pas lus, pas vus dans le temps mais vus en une seule fois. » La formule est essentielle. Joan Mitchell était elle-même faite toute d’une pièce et ceux qui l’ont fréquentée se souviennent qu’avec elle, il n’était aucun compromis possible. Elle était quelqu’un d’entier et, si l’on partageait son intimité, il convenait de savoir qu’il n’y avait pas de place pour le non-dit. Sa fréquentation exigeait une sorte de don de soi qu’on ne pouvait lui refuser tant on vivait en sa compagnie de manière extrême et passionnée.
Un art fait de mémoire, de couleur et de vie
Au fil des ans, la palette de Mitchell s’est faite de plus en plus intense, multipliant les tons les plus variés : des noirs et des bleus cobalt (Tilleul, 1978), des verts gazon et des bleus clairs (La Grande Vallée IX, 1983, p. 52), etc. Après une séquence qui retourne au geste, vif et rapide, qui ne fait parfois qu’effleurer la toile, la peintre brosse de magistrales peintures dont les motifs ne sont plus inspirés par la nature mais une transposition de son sentiment à son égard, ainsi de la série River (1987). Puis vient la dernière, celle des Champs (1990), faite de la superposition de denses couches picturales. Ils sont – peut-être – le souvenir de cette terre remuée, aperçue par-delà le petit mur du cimetière d’Auvers-sur-Oise où repose Van Gogh, une visite qui l’avait émue. Dans l’étude qu’il lui a consacrée en 1991, un an avant la brutale disparition de l’artiste, Michel Waldberg parle de cette série comme d’une « décantation ». Il y observe comment « la couleur s’étage comme en un building de clarté, immatériel et pourtant palpable » et y souligne comment « se dépose […] le miroitement du monde, le chassé-croisé des perceptions, revues et corrigées au filtre du souvenir ». La mémoire, la couleur et la vie, ce sont là les ingrédients qui nourrissent et motivent tout l’art de Joan Mitchell.
Biographie
1926
Naît à Chicago.
1947
Diplômée de l’Art Institute de Chicago.
1950
Entre à l’Artist’s Club fondé en 1949 par Franz Kline et Willem De Kooning.
1957
Exposition « Les artistes de New York : seconde génération » à New York. Naît le groupe des Expressionnistes abstraits de seconde génération.
1967
S’installe à Vétheuil, près de Giverny.
1974
Rétrospective au Whitney Museum of American Art de New York.
1992
Décède à Paris.
1993
Création de la Fondation Joan Mitchell à New York.
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Joan Mitchell, « L’impressionniste abstraite » à Giverny
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Abonnez-vous dès 1 €Joan Mitchell, Monet et Van Gogh, la synthèse
S’il est indéniable que l’exemple de Claude Monet a joué d’influence après la Seconde Guerre mondiale sur la génération abstraite expressionniste, Jackson Pollock en tête, il est difficile de ne pas reconnaître que celle-ci s’est également exercée sur la seconde génération. Notamment le Monet des Nymphéas. L’ampleur du champ iconique des tableaux de Joan Mitchell en est une parfaite illustration. Mais la façon généreuse qu’elle a d’embrasser l’espace n’est pas sa seule dette au peintre de Giverny. Elle lui doit aussi ce quelque chose d’une vision radieuse dont témoigne son traitement de la couleur et de la lumière, expression majeure de son empathie pour la nature. Comme Monet, Joan Mitchell la vivait au quotidien dans un rapport d’existentialité bien plus que de simple observation. Comme pour lui, elle était son milieu, au sens chimique du terme. Ce rapport au monde, Joan Mitchell l’éprouvait d’une façon si intense que cela déterminait chez elle une tension permanente au regard de la vie et la conduisait à toujours considérer ses moindres événements avec gravité. D’où une sensibilité à fleur de peau et une totale exigence dans la communication avec autrui. Au fil du temps, cela chargea sa peinture d’une dimension proprement dramatique. Quelque chose d’un enjeu supérieur anime ainsi les tableaux de ses dernières années. La touche se fait encore plus résistante, la couleur encore plus intérieure, la lumière encore plus éblouissante. C’est l’exemple de Van Gogh qui semble davantage hanter le peintre que celui de Monet.
Autour de l'exposition
Informations pratiques. « Joan Mitchell, peintures », jusqu’au 31 octobre 2009. Musée des Impressionnismes, Giverny (27). Tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 18 h. Tarifs : 5,50 et 3 €. www.museedesimpressionnismesgiverny.com
La Vallée de la Seine, terre d’artistes. Nichée au cœur du Parc naturel régional du Vexin français, la maison-atelier de Joan Mitchell à Vétheuil (15 km de Giverny, ci-contre), aujourd’hui propriété privée, jouit d’un exceptionnel point de vue sur les coteaux de la Seine, classés réserve naturelle nationale en mars 2009. Afin de faire découvrir ses richesses, le Parc organise des promenades et visites thématiques, l’occasion de redécouvrir les paysages qui ont inspiré tant d’artistes, de Monet à Pissarro, en passant par Van Gogh ou Riopelle (www.pnr-vexin-francais.fr).
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°617 du 1 octobre 2009, avec le titre suivant : Joan Mitchell