En décembre 1979, le Centre Pompidou programmait l’exposition Dalí qui devait rester dans les annales pour son nombre record d’entrées : 840 000 visiteurs. Beaubourg compte donc bien réitérer cet exploit en proposant bientôt, le 21 novembre, une nouvelle rétrospective du maître, en dépit des sentiments complexes qu’il continue de susciter : entre admiration et détestation…
Prévu de longue date, le mardi 18 décembre 1979 à 11 heures, le vernissage de l’exposition rétrospective que le Centre Pompidou consacrait à Salvador Dalí se devait d’être l’événement de la fin de l’année. Fidèle à son image, le maître arriva à bord d’une superbe Cadillac, enveloppé dans un grand manteau de fourrure, tenant dans sa main gantée une magnifique canne à pommeau d’argent, sa moustache lissée et tirée à la verticale. Si la foule était là pour l’accueillir, ce n’était pas vraiment celle à laquelle il s’attendait. S’il avait lu ce qui était imprimé sur les milliers de petits papillons multicolores qui s’abattaient à l’américaine sur sa voiture plutôt que de parader, il aurait tout de suite compris qu’elle jouait contre lui. Le mot « Grève » y était en effet frappé en grosses lettres : toutes les catégories du personnel du Centre avaient décidé, ce jour-là, que la grande fête si attendue n’aurait pas lieu. Flambant neuf, le Centre était fermé, l’exposition interdite d’accès. Aussi, le vernissage oublié, Dalí, le grand Dalí, fut contraint de rebrousser chemin.
Le pire était que l’on ne savait même pas si l’exposition ouvrirait ses portes avant la fin de l’année tant la colère des employés de Beaubourg était grande. Elles s’ouvrirent toutefois, quelques jours plus tard ; dès lors, pendant sept mois, Beaubourg connut une incroyable file d’attente ininterrompue. Vingt et un ans durant, jusqu’à ce qu’elle se fasse détrôner par celle de Monet au Grand Palais en 2010 (914 063 visiteurs), la rétrospective Dalí fut la deuxième exposition la plus vue en France (840 000 entrée) après « Toutankhamon » (1,2 million de visiteurs) en 1967.
Salvador Dalí, un recours à la liberté d’expression
En 1979, le Centre Pompidou n’en était qu’à sa troisième année de fonctionnement, et l’exposition Dalí, dont le commissariat avait été confié à Daniel Abadie, s’annonçait comme essentielle à la lecture d’un art de transition entre modernité et postmodernité. Composée de cent dix toiles et de quelque deux cents dessins, elle offrait à voir un véritable florilège des œuvres de l’artiste, réunissant toutes les pistes qu’il avait explorées au fil du temps et mettant en valeur son indiscutable talent. Elle le montrait capable tout à la fois de rivaliser avec les plus grands peintres comme Léonard ou Ingres, d’inventer un tout nouveau langage plastique et de provoquer son public à grand renfort de performances.
Bref, à une époque qui sonnait le glas des avant-gardes conceptuelles et minimales, l’art de Dalí s’imposait comme le recours possible à une liberté d’expression et d’invention que l’autoritarisme de ces dernières avait bâillonnée. Curieusement, bien plus que du surréalisme, la démarche de Dalí réveillait quelque chose de Dada, de son désir de tout remettre en question et de son aspiration à réinventer le monde.
En 1979, un best of du peintre catalan
La plupart des œuvres qui avaient fait la gloire du maître étaient rassemblées à Beaubourg, de l’imposant Portrait du père de l’artiste (1925) au célèbre Christ de Gala (1978), œuvre stéréoscopique en deux panneaux de 1 m de côté, en passant par les montres molles – dont La Persistance de la mémoire (1931) est l’un des fleurons –, l’impressionnant Christ de Saint-Jean-de-la-Croix (1951) à la perspective en contre-plongée descendante, ou la sanglante Pêche au thon (1966-1967).
Structurée en un certain nombre de séquences, l’exposition de 1979 mettait notamment en exergue les sources catalanes du peintre, ses relations avec le cinéma, le temps du surréalisme et son attrait pour l’objet surréaliste, son exclusion du groupe, la paranoïa-critique décrite par lui comme une « méthode spontanée de connaissance irrationnelle basée sur l’association interprétative-critique des phénomènes délirants ». Enfin, sa série sur L’Angélus de Millet, laquelle produisait en lui « une angoisse indéterminée mais si poignante », ne manquait évidemment pas à l’appel.
Dans le catalogue de l’exposition composé de deux volumes séparés et devenu depuis objet de bibliophilie, Daniel Abadie s’applique à y caractériser la démarche de l’artiste. Il note avec justesse que, « sous l’aspect inoffensif d’une peinture empruntant aux chromos leurs plus sûrs effets, c’est à un véritable saccage de l’apparence que se livre en fait, avec constance, Salvador Dalí, à une offensive généralisée contre le périssable pour atteindre l’infrangible ». L’être contre le paraître, en quelque sorte.
Dalí fascine et déroute à la fois. Tantôt on le trouve génial et prospectif, tantôt il apparaît comme un artiste pompier et par trop cabot. Commissaire de l’exposition, Jean-Hubert Martin, ancien directeur du Musée national d’art moderne, fait un retour remarqué en insistant sur la dualité existentielle qui a structuré la personnalité de l’artiste. Dalí s’est en effet toujours pensé le substitut de son frère, pareillement prénommé Salvador, mort à presque 2 ans, neuf mois avant sa naissance. Sept chapitres chronothématiques Organisée selon une scénographie qui fait entrer le visiteur par un œuf et le fait sortir par un cerveau, l’exposition se développe en un parcours composé de sept chapitres chronothématiques qui retracent sur le mode rétrospectif l’ensemble de l’œuvre du maître. De l’ultralocal et de l’universel aux grandes machines baroques et vertigineuses, elle met en exergue la découverte que fait l’artiste du surréalisme, l’élaboration de sa méthode paranoïaque-critique, son rapport au mythe et à l’histoire, son intérêt pour tous les médias, enfin sa passion mêlée pour la mystique et les sciences. Si l’exposition du Centre Pompidou est l’occasion de voir ou de revoir certains des plus grands chefs-d’œuvre du maître, elle s’applique aussi à montrer le côté initiateur de sa démarche, versant performance, création éphémère, esthétique de la communication et monde de l’entreprise.
Voir la fiche de l'exposition : Dalí
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°650 du 1 octobre 2012, avec le titre suivant : Dalí Fortune et infortunes d’un grand paranoïaque