De Koons à Baldessari, en passant par Vezzoli, de nombreux artistes ont observé Dalí, l’œuvre et le personnage, et le regardent toujours. Généalogie dalinienne…
Comme pour Picasso, il existe un continent Dalí où l’homme compte autant que l’artiste. Il fut un temps où Salvador Dalí était jugé réac, vulgaire et peintre pour posters. Longtemps trop populaire pour être considéré à sa juste valeur, le trublion Dalí, tant l’imagier que le performer, n’est redécouvert que depuis sa mort en 1989 : on se penche moins sur le peintre que sur le créateur d’images chocs et sur l’homme public. Nombre d’artistes contemporains avouent leur dette envers le surréaliste qui a en son temps ouvert la voie au pop art, à l’hyperréalisme et aux recherches artistico-scientifiques.
La Dalí Factory
Chez les héritiers directs, contemporains du surréaliste, le peintre-performer Georges Mathieu, de par sa façon de cultiver les excentricités et de peindre ses grandes batailles lyriques en public, peut être vu comme un émule de Dalí. Andy Warhol, et son goût de l’autopromotion, s’inscrit aussi dans la continuité de l’artiste publicitaire de lui-même. Faire de sa vie et de sa personne une œuvre d’art : ces deux artistes ont poussé cette posture dandy, à la Oscar Wilde, au maximum à l’ère des mass media. La perruque peroxydée warholienne fait écho aux moustaches daliniennes, et à la célèbre publicité de Dalí pour le chocolat Lanvin Warhol « répond » par le clip télévisé dans lequel il mange un hamburger. Dalí, ou « Avida Dollars », annonce Warhol et les plasticiens contemporains qui goûtent à la surenchère et à la provocation : de Koons à Hirst en passant par Vezzoli, Cattelan et Murakami.
Néanmoins, chez Dalí, il y a souvent une ombre au tableau, à commencer par son franquisme revendiqué. Certains de ses compatriotes ne lui ont jamais pardonné. C’est le cas du collectif espagnol Equipo Crónica, actif de 1964 à 1981. Farouchement antifranquistes, les membres de ce groupe politisé proche de la Figuration narrative réalisent en 1970 une peinture montrant un mini-Dalí pathétique, au titre explicite : Portrait du nain Sebastián de Morra, bouffon de cour né à Figueras dans la première moitié du XXe siècle.
Dans son essai Dalí et moi (2005), la critique Catherine Millet signale « l’écho souterrain rencontré par l’œuvre de Dalí auprès d’artistes contemporains », comme Alain Jacquet et Yves Klein qui, pour son Saut dans le vide (1960), s’est inspiré de la fameuse photographie d’un Dalí entouré de chats s’envoyant en l’air (Dalí Atomicus, 1948, collaboration avec Philippe Halsman).
De Lady Gaga à Jeff Koons
Plus près de nous dans le temps, l’héritage dalinien est encore plus manifeste. Selon Mike Kelley, « il est impossible de regarder l’art contemporain aujourd’hui sans penser à Dalí. » Celui-ci, avec sa « méthode paranoïaque-critique », met au point pour alimenter sa fabrique d’icônes un procédé d’appropriation des œuvres célèbres, comme sa réinterprétation de L’Angélus de Millet, qui stimule bon nombre de contemporains. Certains se servent des symboles daliniens (béquilles, Vénus aux tiroirs, etc.) pour pratiquer, à l’instar du maître catalan, une « consommation vampirique des images ».
Copieur de peintures emblématiques, le peintre Glenn Brown cannibalise Dalí : son Dalí-Christ (1992) redouble l’imagerie dalinienne kitsch, via une copie presque littérale de la Construction molle avec haricots bouillis (1936). De son côté, le conceptuel John Baldessari questionne la notion d’auteur. En 2009, il crée avec son installation Canapé oreille, appliques nez et fleurs un hommage direct à Dalí en proposant un environnement qui évoque l’iconographie daliesque, dont le fameux mobilier organique.
L’extravagant Dalí, adepte de l’œuvre d’art totale, inspire aussi le design et la scène musicale : le designer Robert Stadler, avec son canapé Irregular Bomb (2012) [lire L’œil n° 649], crée un sofa qui revisite les montres molles ; la chanteuse sexy Lady Gaga, avec ses accoutrements « barock’n’roll », ne cesse d’emprunter des idées à Dalí et à… Gala !
Mais, de toute évidence, le contemporain qu’on peut considérer comme le fils spirituel de Dalí est Jeff Koons. L’Américain bling-bling a tout compris du surréaliste : d’un côté, il reprend ses standards – son homard suspendu, Acrobat 2009, cite le téléphone-homard de 1938 – et, de l’autre, sa posture (manipuler les images, satisfaire les goûts du grand public, gagner de l’argent, être célèbre) reprend à la lettre la démarche dalinienne, à savoir l’art en tant que façon de vivre.
La Bocca/Bosch (2005) trône, superbe, en zone trois de la rétrospective Bertrand Lavier qui ouvre le 26 septembre au Centre Pompidou : canapé-bouche sur objet électroménager, Dalí sur congélateur, rouge éros sur blanc métal. Autrement dit, une addition qui, par une espiègle opération de greffe, produirait finalement un total supérieur à la somme des parties. Voilà une sculpture à combinaisons multiples. Quid, dans ce cas, de la combinaison Dalí-Lavier ? Dans les pas tièdes du surréalisme, Dalí imagine en 1935 un canapé voluptueux dont les formes épousent et célèbrent celles des lèvres incendiaires de Mae West. Ou comment un artiste produit un meuble fonctionnel à plus-value symbolique, lui-même fruit d’un déplacement polisson. Un objet qui, à force de rééditions et de reproductions, ne tarde pas à devenir icône visuelle passée à la lessiveuse de l’imaginaire collectif. Et c’est bien à ce titre que Lavier le récupère. Simple opération duchampienne ? Pas vraiment, suggère Michel Gauthier, le commissaire de l’exposition. Lavier entend « pleinement profiter de la charge érotique du meuble rouge et de sa confrontation avec la réserve de glace qu’incarne l’appareil immaculé au-dessous ». Puisque le ready-made a depuis longtemps déposé les armes et bien gagné les rangs de l’histoire, pourquoi ne pas le recharger de puissance formelle ? Et plutôt qu’une idée de sculpture, pourquoi ne pas en faire une sculpture ? Et Michel Gauthier d’ajouter : « Si la référence à Dalí donne du piquant, du sel à l’affaire, je ne la crois pas centrale dans le choix du canapé. Peut-être Bertrand aurait-il choisi ce canapé pour le placer sur un congélateur même s’il n’avait pas été conçu à l’origine par Dalí. Mais si, en plus, Dalí est de la partie, alors c’est encore mieux… »
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L’ombre de Dalí sur l’art contemporain
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Abonnez-vous dès 1 €« Salvador Dalí », du 21 novembre au 25 mars 2013. Centre Pompidou, Paris. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h. Tarifs : 13 et 11 e ou 10 et 9 e selon période. www.centrepompidou.fr
Voyage en Catalogne. Entre Pyrénées et Méditerrannée, la région natale de Dalí offre aujourd’hui quatre lieux dédiés au maître catalan. À Figueres, le musée qu’il a inauguré en 1974 dans l’ancien théâtre municipal dévoile une œuvre totale où les espaces qu’il réalisa abritent une importante collection retraçant sa carrière. Sa créativité s’est aussi portée sur les bijoux, que l’on découvre à l’espace Dalí-Joies. De Figueres, la route vers l’est mène à sa résidence de Port, Lligat sur la côte où il vécut avec Gala. Vers le sud, le château médiéval de Púbol accueillit Dalì à partir de 1982, sa dernière résidence qu’il restaura à sa manière : baroque.
Voir la fiche de l'exposition : Dalí
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°650 du 1 octobre 2012, avec le titre suivant : L’ombre de Dalí sur l’art contemporain