PARIS
En replaçant l’œuvre dans son aspect polymorphe et polyphonique, le BAL dresse en creux le portrait percutant d’un artiste engagé.
PARIS - En 2011, l’exposition sur Antoine d’Agata au Musée Nicéphore Niépce à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire) avait pour la première fois fait comprendre que son œuvre était un tout ; que les écrits, les films, les voix enregistrées étaient aussi importants que les photographies et que chaque corpus résonnait à sa manière des violences générées et/ou subies par l’humain. Deux ans plus tard, dans les espaces du BAL, à Paris, Fannie Escoulen et Bernard Marcadé libèrent véritablement l’œuvre et son auteur des stéréotypes voire des contresens et rejets qu’ont pu engendrer certains de ces derniers ensembles, en particulier « Ice » [édité par Images en Manœuvres], dérive « narco-photographique » d’Antoine d’Agata avec des prostituées dans un appartement sordide de Phnom Penh (Cambodge). Mais le critique d’art et la directrice adjointe du BAL, laquelle nourrissait le projet depuis un an et demi, étaient déjà animés de la même ambition à l’été 2012 aux Pays-Bas, au Fotomuseum Den Haag, première étape de ce portrait en creux d’un homme dont la vie, le refus de compromission avec le système se confondent avec l’œuvre. « Nous voulions montrer ce qu’est Antoine d’Agata, le monde qui le traverse, affirme la commissaire, aller au-delà de ce que l’on connaît de l’œuvre, casser des stéréotypes dans lesquels il est enfermé. » Et dans lesquels lui-même s’est laissé enfermer parfois.
Revenir par conséquent à la matière brute, photographies, films et écrits d’Antoine d’Agata ; plonger dans ses milliers de clichés produits ou récupérés pour en extraire quelque deux mille images et mettre en perspective une œuvre qui, de « De Mala Muerte » [qui donna lieu à sa première publication en 1998 (éd. Le Point du jour)], à « Hambourg », « Insomnia », « Huis clos », « Oswiecim », « Strip » et autres séries rarement ou jamais montrées, renvoie au chaos du monde, à la violence du désir et à l’expérience qu’il en fait. Vaste entreprise qui, au même moment, mobilisait l’éditeur Xavier Barral chargé par d’Agata de faire une monographie qui achèverait son parcours de photographe. La démarche commune au trio, auquel fut associé l’auteur de ce flux d’images, ne fut d’ailleurs pas sans interrogations partagées face à la difficulté de mettre en résonance des corpus considérés comme aboutis par le photographe avec d’autres séries inédites – telle celle des corps calcinés photographiés en 2011 en Libye. Face à la difficulté également de les confronter à des séries documentaires : documents de travail peu ou jamais montrés ni publiés comme les photos judiciaires de prostituées aux visages ravagés extraites d’Internet ou les portraits de gardiens et prisonniers libyens.
Installation sonore
Le résultat : une exposition et un livre percutant au titre identique, « Anticorps, Antoine d’Agata », qui donnent à voir, à lire, à éprouver comme jamais jusqu’ici ce qui sous-tend l’œuvre et l’homme qui a fait de son expérience « la matière même de sa parole », et de ses révoltes, « des actions politiques et organiques », selon les propres termes de l’artiste. En optant pour l’installation aussi bien au premier niveau qu’en sous-sol, les commissaires rompent avec la manière classique d’exposer ses images, mais aussi avec la scénographie du Fotomuseum de La Haye où un découpage jour et nuit conduisait à l’accrochage des photos encadrées.
Deux niveaux donc pour deux parties aux régimes différents, deux temps distincts (présent et passé) dans le parcours d’un d’Agata qui confie « en avoir fini avec l’image qui n’existe que par elle-même ». Le présent et le futur d’abord, à travers le cinéma qui le mobilise entièrement désormais, sont représentés ici par une installation sonore – une vidéo sans images projetée contre un mur dans une salle presque vide faisant entendre et lire les paroles de femmes rencontrées (prostituées, danseuses, actrices de films porno…), et enregistrées pour le film Aka Ana réalisé au Japon (2006). Un chapelet de phrases courtes est superposé en son à d’autres voix, d’autres langues dont les extraits de paroles font écho à la série de tracts déposés et alignés par paquets au sol, porteurs sur fond rouge d’extraits d’écrits de d’Agata. L’installation sonore et ses sédiments de phrases chocs tranche avec le dispositif présenté en sous-sol, dont les murs sont entièrement tapissés des différentes expériences photographiques menées depuis vingt ans par d’Agata. Là, chairs, portraits frontaux, paysages urbains, charnier, chambre aux allures carcérales, façades d’immeubles abandonnés… s’entrechoquent et se fondent tant dans leurs propos, leurs images que dans leur matérialité, porteurs d’une exploration existentielle de la condition humaine, de l’autre aussi et de soi-même, lucide, radicale.
Le BAL, 6, impasse de la Défense, jusqu’au 14 avril, 75018 Paris, www.le-bal.fr, mer.-ven. 12h-20h, le jeudi jusqu’à 22h, samedi 11h-20h, dimanche 11h-19h. Publication, Anticorps, éd. Xavier Barral, 560 p., 70 €.
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D’Agata, la clairvoyance du désespoir
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Abonnez-vous dès 1 €Antoine d'Agata, Phnom Penh, 2008. © Antoine d'Agata - Magnum photos, courtesy Galerie Les filles du calvaire, Paris.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°385 du 15 février 2013, avec le titre suivant : D’Agata, la clairvoyance du désespoir