Son ascension artistique, à Paris, au début du XXe siècle, fut fulgurante. Oubliée après-guerre, cette sculptrice sort aujourd’hui de l’ombre, à l’occasion d’une rétrospective au Musée Zadkine.
« Étrangère, juive, artiste, femme, veuve »... Chana Orloff a énuméré elle-même les handicaps qu’elle cumulait pour se faire reconnaître dans la France du début du XXe siècle – omettant de mentionner qu’elle a dû élever seule son fils unique, dont la santé fragile la tourmentait. Il n’empêche. Son ascension artistique à Paris, alors capitale des arts, a été beaucoup plus rapide que celle de nombre de ses confrères masculins. Et pour cause. « Les femmes réussissent mieux certaines œuvres d’art », souligne Chana Orloff en 1961, à la fin de sa vie. J’ai sculpté beaucoup de figures féminines : femme enceinte, veuve, mère et enfant, etc. Pourquoi sont-elles meilleures que celles de mes collègues masculins ? Parce qu’une femme sent tout cela dans son corps, dans sa chair et dans son sang ! » Pourtant, après la guerre, l’Occupation et le pillage de son atelier, l’œuvre de Chana Orloff est peu à peu oubliée en Europe, alors que nombre de musées conservent ses sculptures. Aujourd’hui, le Musée Zadkine nous entraîne à la rencontre de cette artiste dont la vie de chair et de sang fut marquée par les drames du XXe siècle.
Cette vie commence en 1888, dans l’Empire russe, à l’est de l’actuelle Ukraine. Chana Orloff naît dans une famille juive, huitième de neuf enfants. Très tôt, elle voit les mariages de ses sœurs, arrangés par une marieuse, et décide qu’elle ne suivra pas cette voie ! Toute petite, elle veut être éduquée, comme ses frères qui vont à l’école et savent parler le russe. Avec eux, elle apprend à lire et à écrire, à parler cette langue de l’occupant interdite à la maison, où l’on échange en yiddish. Son père finit par l’envoyer à l’école avec les garçons. Âgée d’une douzaine d’années, elle obtient de ses parents d’être placée chez une couturière, à Marioupol. « Elle en revient avec un métier et beaucoup d’assurance et d’ambition », souligne Ariane Tamir, sa petite-fille, directrice des Ateliers-musée Chana Orloff et commissaire associée de l’exposition. En 1905, des pogroms balaient la Russie. Suite au pillage de leur maison, le père de Chana, qui fait partie de ces pionniers participant au rêve sioniste de la création d’un État juif, décide de partir chercher refuge avec sa famille en Palestine. Les garçons y travaillent pour des salaires misérables dans les champs. C’est Chana, avec ses travaux de couture, qui fait bouillir la marmite.En 1910, la jeune femme, qui a 22 ans, veut gagner Paris, « capitale de la mode », pour y acquérir une véritable formation. Elle y découvre la « capitale des arts ». Celle qui parvient à se faire embaucher comme petite main chez Jeanne Paquin, qui est un peu la Coco Chanel ou le Christian Dior de ce début de siècle, inventrice des défilés de mode, est bientôt reçue au concours de l’École des arts décoratifs, où elle apprend le dessin. Mais surtout, dès 1912, la jeune femme commence à sculpter, en autodidacte, sans doute en fréquentant des ateliers ou l’Académie Vassilieff. À la même époque, elle noue des amitiés avec des artistes d’avant-garde, comme Modigliani qui fait son portrait en 1913 et Jeanne Hébuterne qu’elle immortalise en 1914 dans un poignant portrait en pied, Chaïm Soutine ou Ossip Zadkine. Au Salon d’automne de 1913, elle présente avec succès deux œuvres au jury « Sculpture », présidé par Antoine Bourdelle. Elle est aussitôt reconnue comme une artiste d’avant-garde. Toute sa vie, elle pourra vivre de son œuvre.
Quand elle rencontre en 1915 Ary Justman, poète polonais ami de Guillaume Apollinaire, c’est le coup de foudre. « Il a les mots, le langage, la vision poétique ; elle a la terre, les mains, les formes », observe Ariane Tamir. Le poète et la sculptrice se marient en 1916. En 1917, ils publient Réflexions poétiques, un ouvrage de poèmes d’Ary, rythmé par des gravures et des dessins de Chana. Leur fils Élie, surnommé Didi, naît un an plus tard. Ce dernier deviendra le modèle préféré de Chana Orloff : « Elle le mettra dans les bras de nombreuses maternités », observe Ariane Tamir. Pour l’heure, Ary veut participer à l’effort de guerre. Il finit par se faire engager par la Croix-Rouge américaine en tant qu’ambulancier-brancardier. Il meurt en 1919, emporté par la grippe espagnole, peu de temps après le premier anniversaire de son fils, deux semaines après son ami Apollinaire. Son nom est gravé parmi les écrivains morts pour la France au Panthéon. Désormais, Chana Orloff, qui ne se remariera jamais, élève seule son fils, dont la santé fragile lui cause de nombreux soucis. Au cours des années 1920, elle travaille avec fougue et multiplie les expositions en France et en Europe. Elle devient la portraitiste attitrée de l’intelligentsia parisienne, tels Sonia Delaunay, Auguste Perret, Jean Paulhan ou Lucien Vogel. « Ce succès repose sur sa capacité à faire entrer le genre du portrait dans la modernité, tout en préservant la ressemblance. En ne retenant, chez ses modèles, que les lignes de force, la sculptrice travaille par épure, voire par déformation, sans abolir le lien avec la réalité, tout au contraire », observe Cécilie Champy-Vinas, la directrice du Musée Zadkine et commissaire de l’exposition « Chana Orloff. Sculpter l’époque ». Comme l’écrit le critique Robert Rey en 1924, elle sait « isoler merveilleusement quelques caractéristiques qui dominent dans les modèles qu’elle se propose. Dès lors, elle élimine peu à peu, avec une sûreté de démolition déconcertante, tout ce qui ne concourt pas exactement à la détermination de ces caractéristiques. Elle n’ajoute pas, ou si peu ! Ce n’est pas de la caricature, c’est de l’extrait de ressemblance. »
En 1925, la voici faite chevalier de la Légion d’honneur pour son œuvre. Cette même année, elle peut se faire construire par l’un des plus grands architectes de l’époque, Auguste Perret, une maison-atelier près du parc Montsouris, à Paris. C’est là, dans ce lieu qui se visite aujourd’hui sur rendez-vous, qu’elle vit avec son fils, et travaille. « Elle présente ses œuvres dans la grande pièce, à l’entrée, organise parfois de petites expositions pour des amis artistes, des petits concerts. C’est très vivant, accueillant ! », raconte Ariane Tamir. La pièce où elle sculpte se situe au fond de cette maison aux grandes baies vitrées et aux lignes épurées. Elle y a un établi, un miroir, un bac de terre. Chana Orloff travaille l’argile, le bois ou la pierre, aussi bien que le plâtre avant de faire fondre ses sculptures en bronze. Elle est aussi l’une des premières à réaliser des moulages en ciment. « Avant de se lancer dans une sculpture, elle réalise beaucoup de dessins. Si bien qu’au moment de sculpter, elle n’a plus besoin du modèle, sinon parfois pour une dernière pose, à la toute fin », raconte son petit-fils Éric Justman, directeur des Ateliers-musée Chana Orloff et également commissaire associé de l’exposition du Musée Zadkine. Lorsque la guerre éclate et que les lois sur le statut des Juifs sont promulguées par le régime de Vichy, en octobre 1940, Chana Orloff commence à confier certaines sculptures à des amis et à réaliser des sculptures de petit format, plus facilement transportables. Prévenue par son fondeur, elle échappe de justesse à la rafle du Vél’ d’Hiv’ en juillet 1942 et se réfugie à Genève, avec son fils. Leur vie s’organise. Élie s’inscrit à l’université et elle recommence à sculpter.
De retour à Paris, en mai 1945, Chana Orloff retrouve sa maison pillée. Les œuvres qui n’ont pas été volées ont été détruites. Il ne reste plus un seul meuble, ni même un rideau. L’artiste se remet au travail. Elle exécute Le Retour, une sculpture modelée dans la glaise : assise, décharnée, le menton posé sur ses mains, la tête inclinée, le visage abattu fixe le sol. Avec cette œuvre, qu’elle gardera pendant 17 ans cachée sous un drap avant de l’exposer, Chana Orloff abandonne les formes qui avaient fait son succès, lisses et courbes, séduisantes, dont la patine réfléchit la lumière. Son modelé devient inquiet et plus expressionniste. La matière garde désormais l’empreinte de ses mains tourmentées. Les traits des visages s’estompent. « C’est un dégoût, un néant que je porte en moi ; imaginez cela, sculpter le néant », confie-t-elle dans un entretien en 1946.L’époque, elle aussi, a changé. Si Chana Orloff continue d’exposer et de vendre en Europe, son heure de gloire est passée.
Après la fondation de l’État d’Israël, en 1948, elle choisit d’y installer son second foyer. Pendant les 20 dernières années de son existence – elle meurt en 1968 –, elle partage sa vie entre Paris et Tel-Aviv, participant à l’édification du jeune État en réalisant des monuments commémoratifs. Le plus célèbre est sans doute celui qu’elle réalise pour le kibboutz d’Ein Gev, en mémoire de cinq combattants ayant perdu la vie face à l’armée syrienne, en 1951. S’inspirant de la photographie d’une mère de deux enfants, tuée pendant la guerre d’indépendance, Chana Orloff représente une femme soulevant son enfant. « Par ce choix, elle s’éloigne de l’iconographie attachée au soldat bravant l’ennemi. L’écart est double : non seulement l’attitude de la figure n’a rien d’héroïque, mais il s’agit d’une femme », observe l’historien de l’art (et collaborateur régulier du magazine L’Œil) Itzhak Goldberg dans le catalogue de l’exposition. Chana Orloff, pourtant, n’a aujourd’hui pas sa place dans les manuels officiels ni dans l’histoire de l’art d’Israël. De même, en Europe, la présence de ses sculptures dans les collections des musées n’a pas empêché son travail d’être oublié. Gageons que l’exposition à Paris de son œuvre de terre, de pierre, de bois, de ciment, de bronze, de chair et de sang sera le prélude à une pleine redécouverte.
Itinéraire d’une œuvre spoliée
Parmi les 140 sculptures pillées le 4 mars 1943 dans l’atelier-logement de Chana Orloff, à Paris, l’une des plus belles représentations est celle d’Élie (Didi), le fils unique de l’artiste, né en 1918. Il aura fallu attendre le 26 janvier 2023, soit 60 années, pour que l’œuvre fasse son retour à l’atelier. Réapparue dans une vente à New York en 2008, elle a été restituée aux petits-enfants de l’artiste au terme d’une négociation de 15 ans. Entre quelles mains est-elle passée entre 1943 et sa découverte ? On l’ignore. Faisant écho à l’exposition du Musée Zadkine, le Musée d’art et d’histoire du judaïsme présente une exposition consacrée au destin de L’Enfant Didi, accompagnée d’une série de manifestations. « Chana Orloff croyait que ses œuvres avaient été détruites. Aujourd’hui, nous avons l’espoir qu’elles seront retrouvées un jour, comme celle-ci », témoignent Éric Justman et Ariane Tamir, petits-enfants de l’artiste. À ce jour, seules quatre sculptures sur 140 ont été retrouvées.
« L’Enfant Didi, itinéraire d’une œuvre spoliée de Chana Orloff, 1921-2023 »,
jusqu’au 29 septembre 2024, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, Paris-3e, www.mahj.org
À travers une centaine d’œuvres, le Musée Zadkine nous invite à redécouvrir l’œuvre de Chana Orloff, en mettant en avant les thèmes chers à cette sculptrice d’avant-garde : le portrait, qui a fait la célébrité de l’artiste et lui a assuré son indépendance économique, la représentation du corps féminin et de la maternité, mais aussi son bestiaire sculpté, nourri par la symbolique et la culture juives. Le parcours se termine dans l’atelier du jardin par une évocation de l’œuvre d’après-guerre de l’artiste et ses grandes commandes monumentales pour l’État d’Israël.
« Chana Orloff. Sculpter l’époque »,
jusqu’au 31 mars 2024, Musée Zadkine, 100 bis, rue d’Assas, Paris-6e, www.zadkine.paris.fr
Les Ateliers-musée Chana Orloff,
7bis villa Seurat, Paris-14e, sur réservation, www.chana-orloff.org
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Chana Orloff, dans sa chair et dans son sang
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°770 du 1 décembre 2023, avec le titre suivant : Chana Orloff, dans sa chair et dans son sang