PARIS
La carrière fulgurante du peintre new-yorkais est magistralement montrée à la Fondation Louis Vuitton. À travers cent vingt tableaux, domine l’expression paroxystique de la colère de l’artiste.
Paris. La Fondation Louis Vuitton s’est fait une spécialité de monter des expositions-événements qui font courir le tout-Paris. En l’occurrence, le tout-New York également, vu l’importance des prêts venant de collectionneurs résidant aux États-Unis. Selon le président de la Fondation, Bernard Arnault, Jean-Michel Basquiat (1960-1988), à qui il doit sa passion pour l’art, peut être considéré comme l’un des plus importants artistes de la seconde moitié du XXe siècle. Le patron de LVMH semble être aujourd’hui le seul à pouvoir réunir les quelque 120 œuvres – essentiellement des grands formats – de Basquiat. La maigre exposition londonienne présentée au Barbican Center l’hiver dernier n’a rassemblé qu’une cinquantaine de ses travaux. Mais ce choix est lié également à la personnalité de l’artiste, devenu depuis longtemps une légende. Ce James Dean de la peinture, qui traverse le paysage new-yorkais comme une étoile filante, est l’objet de tous les fantasmes inscrits dans la plus pure tradition post-romantique.
Ainsi, ses origines haïtiennes et portoricaines font oublier que l’essentiel de son enfance et adolescence s’est déroulé à Brooklyn. Certes, il est autodidacte, mais, grâce à sa mère, il se familiarise très tôt avec l’art dans les musées, et, à partir de 18 ans, quitte la maison, fréquente l’underground et pratique le graffiti dans la rue. Trois ans plus tard, alors qu’il participe déjà à une exposition au Times Square Show, il est repéré par une galerie : sa carrière est lancée.
Il est donc souhaitable que le spectateur regarde la peinture sans être prisonnier de l’image d’Épinal dans laquelle est tissée cette biographie, maintes fois racontée. Celui-ci aura tout à gagner face à la puissance exceptionnelle des œuvres montrées.
Le parcours, sur quatre niveaux, se veut thématique : « Têtes », « L’atelier de la rue », « L’anatomie de la ville », « Dualité »… Option inévitable, car le trajet fulgurant de Basquiat rend caduque une présentation chronologique. De fait, à ses débuts, l’apport plastique des graffitis est succinct – il s’agit plus de laisser une marque personnelle, souvent réduite à un graphisme schématisé, le tout tracé à la va-vite. Mais, dès 1980-1981, le style de Basquiat, ce mélange prodigieux de techniques et de références artistiques et iconographiques, s’affirme et ne se modifiera presque pas durant toute sa courte vie. Cette manière de brouiller les frontières entre les univers : l’espace urbain new-yorkais, les mythes africains, la culture vaudou, le jazz et le blues, la boxe, les autoportraits enfin, efface rapidement les limites entre les différentes sections proposées ici et invite à des allers-retours dans l’espace de l’exposition.
Ainsi, à l’entrée, trois chefs-d’œuvre rassemblés pour la première fois. Trois têtes monstrueuses qui s’élèvent et semblent flotter au milieu du tableau – Sans titre, 1981 ; Sans titre, 1982 ; In this Case, 1983 – sont dotées chacune d’une bouche-orifice qui pointe ses canines vers le spectateur. Ces formes mi-crâne, mi-tête, désossées et décharnées, exécutées à coups de brosse, font le deuil d’une prétendue spiritualité en matérialisant toute leur corporéité. Vanités, memento mori ? Sans doute. Loin toutefois d’accepter leur destin tragique, ce sont des vanités en colère, en révolte. Ces visages ou ces gueules presque humaines, de taille monumentale, nous introduisent dans un univers où l’expression, toujours portée à son paroxysme, se transforme en rage.
Ailleurs, le chapitre « Griot » (terme employé pour désigner un conteur et un musicien venant d’Afrique subsaharienne) renvoie à la fascination de l’artiste pour ce continent. Dans Grillo (1984), les représentations sophistiquées de deux personnages noirs s’accompagnent d’allusions relatives à l’histoire afro-américaine. L’œuvre est un assemblage – on pourrait parler de « combine painting »à la Rauschenberg – constitué de quatre parties, dont deux panneaux saillants sur lesquels se devinent les traces d’un paysage urbain. Mais cette référence à l’habitat occidental est immédiatement contrebalancée par des clous, plantés sur les bords de ces mêmes panneaux, en un rappel explicite aux fétiches tribaux. Dans cette œuvre, figures inquiétantes et symboles de la culture africaine partagent volontairement le même aspect archaïque. Un télescopage des traditions que l’on retrouve dans l’exceptionnel Gold Griot (1984) où une autre figure, placée sur un fond doré, prend les allures d’une icône qui flotte dans l’espace.
Une salle époustouflante illustre parfaitement un des traits caractéristiques du traitement pictural de Basquiat, celui de l’arborescence. Les tableaux et dessins y présentent des surfaces recouvertes de papiers collés blancs entièrement envahis par une profusion de signes et de mots, quasi impossibles à déchiffrer. Dans le catalogue, des spécialistes décryptent les innombrables sources iconographiques qui nourrissent l’œuvre. L’artiste, toutefois, s’emploie à subvertir les codes, en les faisant glisser l’un sur l’autre, l’un dans l’autre, avec toutes les figures et les manières de la conversation en peinture, tantôt savante et recherchée, tantôt rude et brutale. L’ensemble de ce collage ou « copier-coller » chaotique dégage un sentiment de trop-plein, de débordement, d’urgence. Urgence ou penchant à l’autodestruction, dont l’emblème définitif pourrait être l’œuvre qui date de l’année de sa mort : Riding with Death, (1988), une version contemporaine de la danse macabre.
Sur le trajet de l’exposition, on croisera les impressionnants « Guerriers et Héros », ces jazzmen et boxeurs noirs admirés par l’artiste, des toiles inspirées par le rythme syncopé de la musique be-bop ou encore celles réalisées à quatre mains avec Warhol – la partie la plus anecdotique et la moins signifiante de cette production plastique. Cependant, hormis cette parenthèse, la rencontre avec Basquiat est plus qu’une simple expérience esthétique : violentes, adulées ou abhorrées, ses images cognent.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°509 du 19 octobre 2018, avec le titre suivant : Basquiat sur le ring