PARIS
Les premiers dessins de Basquiat enfant, jamais montrés et appartenant à sa professeure d’arts plastiques, annoncent ce que deviendra plus tard cette figure de l’underground new-yorkais.
Jean-Michel Basquiat (1960-1988) sait très tôt ce qu’il veut devenir. À la différence d’autres enfants, il ne rêve pas du métier de médecin, de pilote ou encore de celui de président des États-Unis. En toute simplicité, il veut devenir célèbre. Pas d’une manière éphémère – le fameux quart d’heure d’Andy Warhol – mais définitivement, une fois pour toutes. On aimerait embellir cette réussite légendaire de quelques éléments mélodramatiques dans la tradition romantique – enfance malheureuse, parents pauvres voire alcooliques, discrimination raciale –, mais en réalité cela n’a pas été le cas de Basquiat. Il naît en 1960 – le 22 décembre – dans une famille de la petite bourgeoisie plutôt aisée de Brooklyn, d’un père haïtien qui travaille comme comptable et d’une mère d’origine portoricaine. Ses deux sœurs, Lisane et Jeanine, naissent en 1963 et 1966. Basquiat fréquente très tôt les musées new-yorkais – avant tout le Brooklyn Museum. Encouragé par sa mère dans sa créativité, il se découvre un talent de dessinateur et remplit de nombreux cahiers en s’inspirant du dictionnaire ou des dessins animés qu’il regarde à la télévision. « Il a dessiné et peint dès l’âge de trois ou quatre ans », affirme son père. De son côté, Basquiat raconte dans un entretien donné en 1985 : « J’ai toujours pensé peindre ou dessiner, aussi longtemps que je me souvienne. » [extraits publiés dans le catalogue de l’exposition Basquiat x Warhol, à quatre mains, à la Fondation Louis Vuitton].
À sept ans, il fréquente l’école privée catholique Saint Ann’s à Brooklyn et illustre son journal. Grâce à son goût pour la lecture, il acquiert aussi des notions de français et d’espagnol. En 1968, après avoir été renversé par une voiture, Basquiat doit subir une ablation de la rate. Pendant sa convalescence, sa mère lui offre le livre de Henry Gray sur l’anatomie humaine qui influencera toute son œuvre.
De retour à l’école primaire, il envoie un dessin de coït à J. Edgar Hoover, directeur du FBI. Sans surprise, la réponse ne vient pas. Autre fait d’armes de celui qui, visiblement, n’était pas un élève modèle : il verse de la mousse à raser sur la tête du proviseur en train de lire son discours de fin d’année. En 1971, Basquiat quitte l’école privée pour une école secondaire publique, la PS. 181, la première des nombreuses public schools de New York.
Après le divorce de ses parents en 1967, son père a la garde des enfants et, en 1974, emmène la famille à Porto Rico où l’adolescent fait sa première fugue. De retour à New York en 1976, il est inscrit dans une école spécialisée pour enfants doués – Alternative High School – dont les méthodes s’appuient sur le principe de l’apprentissage pratique. Dans cette école, il devient l’ami d’Al Diaz, avec qui il pratique le graffiti au spray. Suivent une nouvelle fugue et une première expérience de la drogue. Avec Diaz, il commence à signer ses graffitis SAMO – « Same old shit »–, se fait renvoyer de son école un an avant l’obtention de son diplôme et, en 1978, il se sépare définitivement de son milieu familial. Une autre vie commence.
Curieusement, si les récits, les anecdotes, voire les mythes autour de lui sont légion depuis que Basquiat a rejoint l’underground new-yorkais, on connaît relativement peu de témoignages à son sujet avant cette époque. Dans les innombrables catalogues de ses expositions, s’affiche la même biographie et surtout, on n’y trouve jamais d’œuvres réalisées avant 1979. Sans doute cette période qui précède sa reconnaissance attire-t-elle moins l’attention des historiens de l’art. De plus, l’aspect éphémère des graffitis ne laisse, par essence, pas de traces.
Toutefois, la découverte d’un témoin de l’enfance de Basquiat, Cynthia Shechter, une de ses professeures – et pas n’importe laquelle car il s’agit d’une professeure d’arts plastiques – permet d’accéder à une connaissance plus intime de cet artiste en devenir. Shechter fait la rencontre de l’enfant en 1971, alors qu’elle enseigne à la PS. 101, une école publique. Basquiat, qui a onze ans, est en sixième année, et fait partie de la trentaine d’élèves noirs d’une autre école, qui sont transportés en bus, dans le but d’opérer une mixité raciale. Selon Shechter, son professeur principal est tellement impressionné par les talents de dessinateur de l’enfant, qu’il lui suggère de prendre Basquiat sous son aile, en lui accordant le temps supplémentaire dont il aurait besoin. Basquiat vient la voir avant les cours et pendant la pause du déjeuner et, bien qu’il ait du mal à s’entendre avec les autres membres de l’équipe, il aide à préparer et à ranger le matériel artistique nécessaire pour la journée. Une fois les corvées terminées, il a le temps de dessiner, ce qu’il fait inlassablement. C’est un enfant d’une grande intelligence, bien au-delà de son âge, qui fait comprendre à tout le monde qu’un jour, il deviendra un artiste célèbre.
Son dessin au crayon prend la forme de bandes dessinées avec des personnages fantaisistes qu’il invente et réutilise. L’un des plus remarquables qu’il ait créé, baptisé Ookpik, est un personnage aux grands yeux et au petit corps. Un jour, Shechter lui suggère de travailler sur une bande dessinée complète qui pourrait être en couleur avec de l’encre sur du papier blanc et lui donne à cet effet une feuille de 22 x 28 pouces [56 x 71 cm]. Basquiat réalise d’un seul tenant une bande dessinée qu’il intitule : The Teenage Gangs of the 60’s [Les Gangs d’adolescents des années 1960, voir ill.]. Cette scène représente des membres d’un gang nommé « Suicides et des Switchblades ». C’est très différent des personnages fantaisistes qu’il dessine habituellement. On remarque la signature en bas à droite, « By BASQUIAT », qu’il utilise pour signer ses œuvres. Shechter accroche le dessin au tableau d’affichage.
L’humeur de Basquiat est très changeante. On ne savait jamais de quel pied il allait se lever. Un jour, comme le raconte Shechter, il se dirige vers le tableau d’affichage avec rage et déchire son travail en plusieurs morceaux qu’il jette à la poubelle. Il refuse de dire pourquoi. Shechter, en accord avec Basquiat, récupère le dessin, le recolle avec du ruban adhésif et le garde. Elle est persuadée que cet enfant à part deviendrait célèbre. Pour finir, ajoute-t-elle, le futur artiste lui donne également plusieurs dessins au crayon de ses bandes dessinées, attestées, comme toujours, de sa signature. Un de ces dessins a été réalisé pour l’anniversaire de la PS 101 [voir ill. page 20]. Il est impossible de ne pas y voir déjà le style graphique de Basquiat, l’aisance de la composition spontanée, le mélange des inscriptions et des personnages, le rejet de toute logique spatiale – un sorcier (?) qui s’envole ou une fusée qui décolle sont accompagnés d’autres figures suspendues sans aucune explication. Certes, les corps ne sont pas encore entraînés dans la danse macabre qui va hanter l’artiste. Il n’en reste pas moins que ce banquet étrange et inquiétant, avec des êtres disproportionnés aux allures caricaturales, est comme une version d’Alice au pays des merveilles, parachutée à New York.
L’autre dessin dans lequel Basquiat introduit des couleurs, encore timidement, est une saynète qui raconte son quotidien avec des personnages qui grouillent dans tous les sens. Çà et là, des signes difficiles à déchiffrer et des taches informes perturbent une lecture de cette scène naïve. On est loin du côté palimpseste de la peinture à venir, qui superposera ratures et repentis. Cependant, tout en évitant la tentation téléologique d’y voir déjà la production artistique à venir, on songe à l’univers chaotique que Basquiat mettra en scène.
Ces informations ont été publiées dans la biographie non autorisée de Phoebe Hoban, Basquiat. A Quick Killing in Art, Viking / Allen Lane, 1998 (pour la publication originale), en anglais, 385 pages.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Basquiat avant Basquiat
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°610 du 28 avril 2023, avec le titre suivant : Basquiat avant Basquiat