PARIS
L’exposition de la Fondation Louis Vuitton, constituée principalement d’œuvres sur papier et avec la ligne pour fil conducteur, montre un corps souvent torturé dans un style tout en délicatesse.
Paris. Ce sont essentiellement des œuvres graphiques, mais des œuvres graphiques d’Egon Schiele (1890-1918), donc des merveilles. Mais que regarde-t-on dans ces dessins et ces pastels exposés à la Fondation Louis Vuitton ? La réponse de Baudelaire – si l’on peut se permettre cet anachronisme – apporte un début de réponse : « Une figure bien dessinée vous pénètre d’un plaisir tout à fait étranger au sujet […] le corps d’une nymphe pâmée, s’il est savamment dessiné, comporte un genre de plaisir dans lequel le sujet n’entre pour rien ; si pour vous il en est autrement, je serai forcé de croire que vous êtes un bourreau ou un libertin » (L’art romantique, 1868). Vision formaliste, adoptée par Dieter Buchhart, commissaire de l’exposition, pour lequel le parcours « s’ordonne chronologiquement autour de la ligne et de son évolution dans l’œuvre de l’artiste ». On peut en effet admettre que cette ligne, souple et fine, à la fois contour et trace autonome, puisse servir de fil rouge à l’exposition. Ornementale et fluide, ondoyante même au début, en 1908-1909 – sous l’influence du Jugendstil et du seul maître de Schiele, Gustav Klimt –, elle devient brisée et anguleuse quand l’artiste est reconnu comme l’un des acteurs majeurs de l’expressionnisme autrichien (1910-1911). Cette lecture par la ligne est moins évidente dans les deux autres sections : « La recherche de l’équilibre (1912-1914) », une notion plutôt floue, et « La ligne recomposée », censée caractériser les quatre dernières années de Schiele (1914-1918).
Mais surtout, la virtuosité indiscutable de l’artiste reste toujours au service de deux thèmes principaux qui traversent toute sa production peinte et dessinée : le nu et la représentation de soi. Autrement dit, le corps, celui des autres et le nôtre. Des représentations exceptionnelles car, un siècle plus tard, elles dégagent encore un trouble. Ces nus, qui scandalisaient la société viennoise corsetée et à l’hypocrisie étouffante, gardent toute leur puissance. Ils montrent ce qui est interdit ; l’artiste dessine ce qu’il faut cacher, ses personnages s’offrent à la vue comme ils se sont auparavant livrés aux caresses. L’érotisme n’est pas dans la nudité même, mais dans ce que celle-ci suggère.
Mais même Schiele n’échappe pas à son temps. Les nus féminins sont souvent vus de face, le sexe exposé au regard masculin (Jeune fille assise aux bas noirs, 1911, Torse en chemise verte en train de marcher, 1913). Tandis que les hommes sont décrits pour la plupart d’entre eux dans des positions contorsionnées (Nu à la jambe levée, vu de dos, 1910) ou avec un corps amputé, souffrant (Nu masculin aux bras coupés, 1910). Attitudes d’autant plus inquiétantes que la jouissance montrée par Schiele semble tout sauf jouissive. Le corps tendu, les yeux écarquillés, l’expression douloureuse ou effrayée, tout déplace clairement Éros vers Thanatos (Couple nu, 1911).
Ce sombre sentiment, résultat d’un désir intense mais frustré, trouve son expression ultime dans les autoportraits. On regrette l’absence ici de ceux où l’artiste, nu, s’adonne à la seule activité érotique qui échappe à la surveillance de la société : la masturbation. En revanche, y figurent de splendides exemples de représentation ou plutôt d’apparition au visage émacié, à la chevelure qui se dresse comme électrisée. Les mains, pourvues de doigts interminables, esquissent les gestes d’un rituel dont le sens échappe au spectateur (Autoportrait au gilet, debout, 1911). Ces autoportraits aux corps déformés, aux gestes étranges, sont des icônes expressionnistes. Malgré leur apparence, parfois à la limite du supportable et grâce au raffinement stylistique de l’artiste, elles gardent pleinement leur pouvoir de séduction.
Match inégal
Duel d’artistes. C’est un cas suffisamment rare pour être souligné. Interrogé sur la pertinence d’organiser une exposition d’Egon Schiele en 2018, année qui marque le centenaire de sa mort, célébrée par une méga-exposition à Vienne, la réponse de Dieter Buchhart, son commissaire à la Fondation Louis Vuitton, a le mérite de la franchise :« Je n’ai pas voulu de tableaux. » Le moins que l’on puisse dire est que son souhait a été exaucé. La manifestation qui réunit une centaine de splendides œuvres sur papier du peintre autrichien, un exploit en soi, ne propose qu’une petite dizaine de toiles. Il n’y aurait rien eu de déshonorant à modifier légèrement le titre de cette présentation en « Dessins de Schiele » pour que le visiteur soit avisé de son contenu.Par ailleurs, il est possible d’adhérer à la proposition de Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation, consistant à associer ces deux artistes exceptionnels au trajet météorique, en révolte contre la société, que sont Egon Schiele et Jean-Michel Basquiat [lire p. 17]. Toutefois, le face-à-face ne se reflète pas dans l’accrochage ; ce sont deux expositions dans des espaces distincts. Il est ainsi dommage que ce concept original n’ait pas donné lieu à une confrontation directe, certes difficile et risquée, mais présentant un riche potentiel. On ne saura donc jamais quel aurait été le choc d’une véritable rencontre entre la tension d’une toile de Schiele et la violence d’une peinture de Basquiat.
Itzhak Goldberg
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°509 du 19 octobre 2018, avec le titre suivant : Egon Schiele, un expressionniste raffiné