PARIS
À l’occasion de la restauration de la « Maestà », le musée montre le tournant opéré par le peintre toscan. Porté par une scénographie précise et concise, le parcours s’appuie sur l’étude matérielle des œuvres.

Paris. En un coup d’œil, en une perspective, c’est un demi-siècle de révolution picturale que permet de percevoir, dès l’entrée de l’exposition « Revoir Cimabue. Aux origines de la peinture italienne », présentée au Louvre. D’un ensemble de cimaises gris sombre, ressortent trois œuvres sur fond clair : une Croix peinte de Giunta Pisano, la Maestà de Cimabue et le retable Saint François d’Assise recevant les stigmates par Giotto. Elles marquent les trois grandes étapes d’un moment qui a changé l’histoire de l’art italien.
Au début du parcours, c’est donc le crucifix de Pisano [voir ill.] qui barre presque l’entrée au visiteur : une œuvre empreinte des influences orientales, enracinée dans les représentations paléochrétiennes, dont l’image du Christ est une métaphore idéalisée de la douleur. En tournant la tête, le visiteur pourra apercevoir la Maestà de Cimabue (Florence, vers 1240-Pise ?,1301/1302), dont la Vierge monumentale n’est plus seulement la représentation d’une idée, mais aussi celle d’une femme [voir ill.]. Derrière, le grand retable de Giotto se laisse deviner, un cran plus loin dans le réalisme. Toutes ces transformations tiennent en quelques décennies à la fin du XIIIe siècle durant lesquelles la peinture s’humanise. La scénographie conçue par les ateliers du musée offre d’emblée la sensation de ce changement radical, opéré en très peu de temps par une poignée d’artistes œuvrant dans un territoire restreint, entre Florence, Pise et Assise.

Reprenant la formule éprouvée lors de l’exposition consacrée l’an passé à la Vierge du chancelier Rolin de Van Eyck, cette exposition-dossier est organisée autour d’une œuvre centrale, la Maestà ou La Vierge et l’Enfant en majesté entourés de six anges de Cimabue, récemment restaurée par le C2RMF (Centre de recherche et de restauration des musées de France). Pour poser les jalons de cette histoire dans laquelle Cimabue joue le rôle de pivot, le parcours s’ouvre sur des vitrines signalées par l’usage d’un gris, qui reviennent sur l’historiographie de l’artiste. Longtemps un mythe, le premier des primitifs italiens s’est vu attribuer des œuvres bien postérieures à sa période d’activité, avant que le corpus ne se stabilise tardivement autour d’une dizaine d’œuvres. Sans embrouiller l’esprit du visiteur, cette entrée en matière donne quelques exemples de « faux » Cimabue, ensuite réattribués.
Après une première partie dressant le contexte d’une peinture italienne qui regarde vers l’Orient tout en commençant à trouver sa propre expression plastique, le cœur du sujet est organisé autour de la Maestà. La restauration fondamentale menée par le C2RMF a permis de retrouver l’éclat coloré qui était dissimulé sous un vernis. « [L’œuvre] a d’ailleurs souvent été décrite comme sombre, austère, à cause de ce vernis », souligne Thomas Bohl, conservateur des Peintures au Musée du Louvre et commissaire de l’exposition.
Grâce au travail des restaurateurs, la peinture a tempera sur fond d’or sur panneau a retrouvé sa matérialité, déployant ses coloris luxueux à mille lieues de cette austérité supposée. Découvert lors de la restauration, le décor épigraphique en écriture arabe qui court le long du cadre révèle un objet luxueux et ostentatoire. À gauche de ce monument retrouvé, l’exposition révèle les pièces du puzzle : le lapis-lazuli, coûteux pigment minéral venu d’Afghanistan que l’on retrouve dans les bleus du retable, ou des objets venus de Syrie comme un gobelet en verre présentant un décor épigraphique qui aurait pu inspirer celui du cadre. Une spectaculaire dalmatique, tenue religieuse, montre également les inspirations textiles de Cimabue pour la représentation des dais situés derrière la Vierge.

Une page du traité d’optique rédigé par Ibn al-Haytham témoigne par ailleurs des avancées scientifiques, venues du monde arabe, dans la compréhension du mécanisme de perception de la lumière par l’œil : une compréhension de la vision qui permet à Cimabue, dans la Maestà, d’opérer une première tentative de di sotto in su, adaptant la forme et la taille des visages selon leur place dans la composition. Cette plongée matérielle dans l’œuvre de Cimabue est complétée par un aperçu de la fortune auprès de ses contemporains des formules qu’il invente. Et, comme lors de l’exposition Van Eyck, le revers de l’œuvre n’est pas caché mais devient le support d’un discours scientifique, permettant d’évoquer ici l’emplacement et la présentation originelle de l’œuvre, dans l’église San Francesco de Pise, probablement aux côtés du Saint François de Giotto. La restauration du C2RMF ne fait en revanche pas l’objet d’un chapitre spécifique dans le catalogue de l’exposition, alors qu’elle en nourrit le propos.
Éclipsé par la démonstration autour de la Maestà, la Dérision du Christ, panneau acquis en novembre 2023 par le Louvre, occupe ici une place mineure. L’œuvre retrouve pourtant à cette occasion deux autres panneaux provenant du même retable, venus de la Frick Collection (New York) et de la National Gallery de Londres. Un petit événement, qui aurait mérité d’être mieux valorisé, d’autant qu’il permet de créer un lien avec la fin de l’histoire : le Saint François d’Assise de Giotto et les petites scènes naturalistes du registre bas du retable.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°649 du 14 février 2025, avec le titre suivant : Au Louvre, le rôle central de Cimabue