Alain Sayag, conservateur au Centre Georges Pompidou

Deux visions s’affrontent de manière radicale

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 1 mai 1996 - 2164 mots

Après le legs Brancusi de 1956 et l’entrée, vingt ans plus tard, des premières photographies au Musée national d’art moderne (Mnam), il faudra attendre 1981 pour qu’une collection de photographies soit véritablement rassemblée. Le Centre Georges Pompidou possède aujourd’hui 11 218 épreuves, représentant 622 artistes, dont Man Ray, Brancusi et Brassaï au premier chef. Depuis 1972, Alain Sayag est conservateur au Mnam. C’est lui qui \"a défriché le terrain de la photographie\" et créé la collection. \"Il fallait que quelqu’un s’intéresse à la photographie. Je suis attiré par ce qui n’intéresse personne\", reconnaît-il.

Le JdA : Qu’est-ce qu’une collection de photographies pour un musée ? Comment la définiriez-vous, et à quels critères doit-elle répondre ?
Alain Sayag : Je pense que les critères sont exactement les mêmes pour une collection de musée et pour une collection privée : à partir d’une idée a priori de l’histoire de la photographie, on tente de bâtir au fil du temps un ensemble homogène, cohérent et représentatif de cette vision.

Dans le cas de la photographie, il existe deux visions qui s’affrontent de manière radicale : soit la photographie est considérée comme un des éléments de l’histoire de l’art, dans sa liaison avec les grands mouvements artistiques, soit elle est vue comme un médium différent, constitutif d’une histoire en soi. C’est cette dernière position que le MoMA a toujours défendue, alors que j’aurais plutôt tendance à penser que la photographie n’a pas d’histoire propre autre que technique. Une photographie ancienne, fut-elle anonyme et "anodine", se regarde maintenant comme un objet esthétique qui s’inscrit dans l’histoire de l’art.

Dans son exposition sur la photographie américaine, Peter Galassi souligne l’apport de la photographie vernaculaire en incorporant, par exemple, des images prises par le département des Ponts et Chaussées de New York, et en les présentant sur le même plan que des photographies de Walker Evans ou de Diane Arbus. Il souligne ainsi l’apport de la photographie vernaculaire dans la formation du concept de modernité artistique.

Mais est-il vraiment intéressant, à l’intérieur d’un musée des beaux-arts – comme à Cologne, où une section photographique montre la première photographie sous-marine, le premier appareil photographique stratosphérique – de ne présenter qu’une approche technico-historique ? En instituant la photographie comme autonome, on a toujours un peu tendance à parler de techniques, de procédés.

Notre département est récent ; il s’inscrit dans un musée essentiellement consacré au XXe siècle. Aussi m’a-t-il paru beaucoup plus intéressant de mettre l’histoire de la photographie en relation avec celle des grands mouvements artistiques. Cela implique des critères clairs et des "passerelles" entre les différents départements.

Cette attitude est évidente dans la manière dont j’ai structuré la collection, il y a une quinzaine d’années. C’est beaucoup moins vrai actuellement, car le département a fini par acquérir une certaine existence et, à la suite de l’intégration dans le musée de l’architecture et du design, il me semble nécessaire que la photographie en tant que pratique professionnelle – mode, publicité, photographie d’architecture… – s’inscrive aussi dans les collections. Le musée ne pourra d’ailleurs pas faire l’économie d’une réflexion sur l’évolution voulue (ou subie ?) vers un musée de civilisation. Orsay, les grandes expositions fondatrices du Centre qu’avait conçues Pontus Hulten (Paris-New York, Paris-Berlin....) ont indiqué la voie que nous pourrions suivre. Il serait intéressant de poursuivre cette réflexion collectivement, car la place de la photographie – mais aussi d’autres médias – n’est pas la même suivant la réponse que l’on veut donner à ces questions.

Nos critères de choix se définissent également par rapport aux autres institutions existantes, en France et à l’étranger. Ainsi, le Musée d’Orsay gère les œuvres créées entre 1848 et 1905, mais la cohérence veut que l’ensemble du pictorialisme y soit conservé.
 
Comment la photographie est-elle considérée au Mnam ?
Il faut toujours mener un combat acharné pour n’obtenir que des espaces résiduels, et les choses s’arrangent bien peu. Pourtant, nous disposons de moyens satisfaisants, depuis 1981, pour constituer une collection. En moyenne, 5 à 10 % du budget d’acquisition du musée sont consacrés à la photographie, soit un montant non négligeable auquel il faut ajouter les aides exceptionnelles du ministère, via la Commission nationale de la Photographie, et les dations.

La présentation de ces collections se fait dans un espace intitulé "la galerie de la Tour", qui représente environ 30 m2. C’est peu, mais c’est parfaitement adapté à la photographie historique, qui est fragile et de format modeste.

Par contre, le manque de place pour présenter la photographie contemporaine est désolant. Faute d’un espace approprié, on a l’impression que notre politique d’acquisition est timide, voire inexistante. Or, le travail accompli en collaboration avec le Fnac (Fonds national d’art contemporain) et Agnès de Gouvion Saint Cyr est remarquable et mérite d’être montré. La refonte du bâtiment du Centre devrait permettre d’y pallier et, dès cet automne, nous devrions présenter dans le Forum une sélection d’acquisitions récentes.

Mais contrairement au MoMA, des photographies ne sont pas accrochées dans les collections permanentes. Considérez-vous ce fait comme normal ?
Il s’agit d’une différence de conception. Le MoMA dispose d’un espace de présentation des collections relativement grand – 300 m2 –, où est accrochée en permanence une sorte de mini-histoire de la photographie. Nous avons délibérément choisi d’avoir un espace plus petit, dans lequel est traité soit un thème, soit une présentation monographique.

Ces présentations, qui sont renouvelées 5 à 6 fois par an, s’inscrivent à l’intérieur du parcours de la collection comme un complément, et non comme une présentation autonome.

Quelles relations entretenez-vous avec les autres départements du musée, et en particulier avec celui de l’Art contemporain ?
Les responsables du département d’Art contemporain ont un peu tendance à penser que quand c’est grand, cher et en couleur, c’est de l’art, et quand c’est petit, gris et bon marché, c’est de la photo. En d’autres termes, quand c’est Cindy Sherman, c’est de l’art, quand c’est, disons, Diane Arbus, c’est de la photographie. Cette tendance existait au MoMA avant l’arrivée de Peter Galassi ; elle a abouti à ce que le département photographique se coupe de l’actualité artistique. Alors que le fait marquant des années quatre-vingt est l’investissement de la photographie par les artistes, avec la volonté de retourner à la figuration en utilisant un médium qui soit à la fois moderne et représentatif.

Au musée, non sans mal, nous avons adopté une solution basée sur des critères purement factuels : tout ce qui est sur support photographique, quelle qu’en soit l’origine, est géré par nous. Il n’y a donc pas de questions philosophiques à se poser ; qu’il s’agisse de Cindy Sherman ou de Georges Rousse, nous en assurons la gestion, même si, à l’origine, l’acquisition a pu être faite par les "contemporains".

Prenez-vous en compte tous les aspects de la photographie : reportage, nus, natures mortes, portraits, photographie de publicité… ? Veillez-vous à un équilibre entre ces différents aspects, ou cette question n’a-t-elle pas de sens pour vous ?
La nature morte, le portrait, le nu sont des genres picturaux qui n’ont plus guère de signification aujourd’hui. On ne parle plus de peinture d’histoire ni de peinture de genre, pourquoi cette définition aurait-elle encore cours en photographie ?

Il me paraît plus important de penser la photographie en tant que métiers : la publicité, la mode, l’architecture. Le musée ne doit pas s’écarter de ces domaines, et je regrette que des institutions vouées autrefois à l’acquisition de photographies comme support documentaire aient tendance à les négliger.

 Il est vrai qu’un musée comme le nôtre, qui a proposé des expositions de civilisation du type "Paris-New York", n’a pas encore vraiment défini de politique par rapport à cette photographie appliquée. Si ces expositions ont eu un tel succès, c’est parce qu’elles dépassaient une simple vision de l’histoire de l’art et s’inscrivaient dans une vision plus globale et plus accessible au grand public. Mais nous restons extrêmement frileux, nous vivons toujours sur la projection de la notion d’auteur, de la notion d’œuvre, qui n’est pas forcément toujours adéquate. On peut et on doit se poser la question de la validité de ce modèle.

Comment enrichissez-vous votre collection ? Quelle est la part d’acquisition dans les galeries, les ventes publiques, et les achats directs à des photographes ou à leurs agents ?
Je ne crois pas qu’il y ait de canaux privilégiés d’acquisition. Nous avons toujours utilisé tous les moyens, et il y a eu parfois des concours de circonstances étonnants. Avant 1989, quand on allait acheter en Tchécoslovaquie, il fallait se comporter comme des conspirateurs, dans l’anonymat et derrière des portes hermétiquement closes. Il y a cependant des règles à respecter : les galeristes font un travail important de diffusion et de soutien qu’il convient de reconnaître ; aussi n’est-il pas question de se passer de leur intermédiaire.

Pour le marché spécifique de la photographie, les galeries ne sont-elles pas plus intéressantes que les ventes publiques ?
C’est vrai à Paris, pas à New York, mais il peut y avoir des exceptions. Il nous est arrivé, dans les ventes de l’Hôtel Drouot, de faire des trouvailles intéressantes et peu onéreuses.

Les photographes peuvent-ils, comme au MoMA, déposer des portfolios qui sont examinés par le comité d’acquisition ?
Par le comité d’acquisition, non. Mais je reçois les photographes individuellement. C’est parfois éprouvant car ils sont nombreux, mais quand on découvre un bon dossier, quelle récompense !

Des photographes ont eu des responsabilités au MoMA, ce n’est pas le cas au Centre Pompidou…
L’expérience d’une commission d’acquisition comme celle du Fnac, où siègent des photographes, est assez décevante. Cela pénalise ceux qui s’y consacrent car ils ne peuvent pas montrer leurs propres travaux, et ils connaissent généralement mal le marché. D’autre part, quand un artiste apprécie et recommande un de ses pairs, c’est un avis dont il faut tenir le plus grand compte.
 
Des donations vous sont-elles souvent proposées ?
Nous sommes régulièrement approchés. Comme donation importante, je citerai celle de Gisèle Freund, qui a fait don de la sélection de son œuvre que nous avions montrée en 1991. Je pourrais vous rappeler celle de Kandinsky – le fonds photographique est extrêmement intéressant – ou le legs fait par Brancusi, dont nous possédons tout le travail photographique

La France dispose du système des dations, qui permet à des héritiers de remettre des œuvres en paiement des droits de succession. Qu’en est-il en photographie ?
Il y a eu des dations extrêmement importantes dès la mise en place de cette procédure, et la première fut celle de Paul Strand en 1976. Notre collection est riche d’œuvres clefs comme Snow (1912) ou Rebecca (1922), mais aussi d’œuvres plus tardives, significatives de son amour pour la France. L’autre dation importante est celle de Man Ray, reçue en 1994, qui nous a permis de faire entrer dans les collections un ensemble de 12 000 négatifs, 206 épreuves anciennes, 3 500 contacts anciens ainsi que des archives, et qui a été complétée par une donation importante faite par Monsieur Lucien Treillard.
 
Vous citez là des cas d’artistes et des ensembles. Arrive-t-il qu’une famille propose des photographies avec des tableaux, des sculptures… ?
Cela arrive, mais la dation est réservée à l’acquisition par l’État d’œuvres majeures. Il y a toujours dans la dation un aspect patrimonial essentiel qu’il convient de respecter.

Possédez-vous des négatifs ?
Une collection est d’abord et avant tout un rassemblement d’épreuves positives. Il est vrai néanmoins que nous possédons des négatifs, car c’est un moyen indispensable d’analyse et d’étude de l’œuvre.
Nous ne sommes pas là pour diffuser ou gérer une "œuvre" et la faire fructifier, comme la Mission du patrimoine photographique. Ces négatifs sont un objet d’étude et de consultation, cela au même titre que la bibliothèque du musée qui rassemble des archives écrites d’artistes et de galeries. Les artistes et les ayants droit qui s’adressent à nous ne souhaitent d’ailleurs pas que nous assurions une diffusion de type commercial. Notre mission est de faire vivre culturellement les œuvres dont nous sommes les dépositaires.

J’ai déjà parlé du fonds Man Ray, mais nous sommes en négociation avec d’autres familles pour qu’un certain nombre d’ensembles du même type soient déposés au musée.
 
Les planches-contacts font aussi partie de cette connaissance de l’œuvre ; elles révèlent l’image que le photographe a choisie, ou bien s’il n’a fait qu’une seule image. Cherchez-vous à en acquérir ?
Encore une fois, nous ne recherchons pas l’acquisition de pièces séparées mais d’ensembles. Et là, il faut être extrêmement prudent, éviter de se laisser submerger par des œuvres qui ne sont pas essentielles. C’est un des problèmes de la photographie. Un peintre produit quelques milliers d’œuvres, un photographe des dizaines de milliers, voire des millions !
Je me souviens d’avoir fait une exposition sur la photographie scandinave. Un musée m’avait annoncé fièrement posséder 400 000 images. J’avais dressé une liste d’une demi-douzaine de noms qui me paraissaient importants. Chaque fois que je proposais l’un d’entre eux, le conservateur me rétorquait que celui-ci était absent parce que trop cher. On peut donc détenir une collection énorme et passer à côté de l’essentiel.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°25 du 1 mai 1996, avec le titre suivant : Alain Sayag, conservateur au Centre Georges Pompidou

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