Quasi inexistant il y a dix ans, le marché français de la photographie ancienne et moderne, à l’image du marché mondial, est en plein essor. Même si Paris reste loin derrière New York, où sont revendues beaucoup de photographies achetées en France, nombre de galeries s’y intéressent, comme en témoignent leurs programmes (lire pages 11-12). Une demi-douzaine de ventes publiques par an, à Paris et à Chartres, enregistrent un produit annuel de 8 à 10 millions de francs.
En tant que source de photographies, la France suscite l’intérêt de Sotheby’s et Christie’s, même si ses experts regardent l’Hexagone et ses commissaires-priseurs avec un brin de condescendance.
"Paris est bien plus une source de photographies qu’un marché en soi. New York est sans conteste le centre de ce secteur," commente Rick Wester, expert de Christie’s à New York, qui organise le 23 avril une des ventes phares pour lesquelles sa maison est maintenant réputée. Elle comprendra 36 photographies de Paul Outerbridge, provenant de la collection léguée au Laguna Art Museum, en Californie, par la veuve de l’artiste, en 1968, ainsi que l’œuvre monumentale d’Edward Curtis, Les Indiens d’Amérique du Nord, 1907-1930.
Une poignée d’études parisiennes
"En France, il existe une vieille tradition de collection, soutenue par quelques collectionneurs importants, mais en Grande-Bretagne et aux États-Unis, nous avons une tradition plus ancienne de vente de photographies, estime Philip Gardner, expert en photographie auprès de Sotheby’s à Londres. Parfois, on trouve des photographies intéressantes à Paris, mais les ventes françaises n’ont pas atteint le niveau international des grandes maisons britanniques, en raison, entre autres, de la grande dispersion des études parisiennes. Le marché de la photographie en Europe est très spécialisé, et il n’existe pas assez de collectionneurs pour soutenir les ventes. En Grande-Bretagne, nous devons compter beaucoup sur notre clientèle internationale. Les Américains sont le véritable moteur de ce secteur."
Malgré la pression de la concurrence internationale, le marché français résiste. Ainsi, l’année 1995 a établi deux records pour la photographie ancienne en France : Mes Pescheteau-Badin, Godeau et Leroy ont organisé à Drouot, le 28 janvier, la plus importante vente de photographies anciennes jamais vue en Europe – des épreuves du Second Empire qui ont totalisé plus de 4 millions de francs –, et à Chartres, le 7 octobre, Mes Lelièvre, Maiche et Paris ont adjugé 530 000 francs un nu (vers 1856) par Gustave Le Gray.
Le marché de la photographie en vente publique, que se disputent une poignée d’études parisiennes – principalement Me Jean-Claude Binoche, spécialisé dans la photographie moderne, Mes Beaussant et Lefèvre, et Mes Pescheteau-Badin, Godeau et Leroy –, se contente généralement de résultats bien moins spectaculaires. Par exemple, des épreuves du photographe René-Jacques, 87 ans, étaient mises en vente en novembre dernier par Mes Pescheteau-Badin, Godeau et Leroy – une première pour un photographe vivant –, mais peu d’entre elles ont atteint leur estimation basse. Une autre vente organisée par l’Étude Tajan n’avait guère été concluante.
Les études peaufinent leur politique dans une spécialité qui se cherche. Les 178 photographies, "vintages" et tirages de la collection de l’Agence Vu, vendues par Me Binoche le 16 décembre, ont totalisé 350 000 francs – le prix d’un seul chef-d’œuvre de Gray. Le 4 mai, il mettra en vente 150 lots, dont quatorze épreuves de Man Ray, de 1928 aux débuts des années cinquante, estimées entre 3 000 et 30 000 francs, ainsi que des photographies de Mapplethorpe, Bernard Faucon, Brassaï et Doisneau.
Ne pas dépasser la barre des 20 000 francs
Mes Chayette et Cheval, qui ont organisé leur première vente de photographies en janvier, assistés de l’expert Viviane Esders, poursuivent dans cette spécialité avec deux autres vacations. Le 29 mai, ils disperseront 230 lots par des grands noms de la photographie française et étrangère du XXe siècle. Pendant la première semaine de juin, ils mettront en vente quelque 200 épreuves autour du thème du jazz.
Directrice depuis vingt ans d’une galerie spécialisée dans la photographie de 1945 à nos jours, Agathe Gaillard considère le marché comme un"marché d’initiés et de connaisseurs", qui a échappé à la spéculation et, en grande partie, à la chute des prix en 1990.
Pierre Reimer, expert en photographie auprès de Me Binoche, se plaint :"On vend toujours extrêmement bien les très belles pièces. Or, elles deviennent de plus en plus difficiles à trouver parce que l’offre ne suit pas la demande". À son avis, le soudain engouement de plusieurs études parisiennes pour la photographie a produit, notamment en 1994, de trop nombreuses ventes de qualité insuffisante.
La clientèle, cependant, reste "exceptionnellement fidèle", dans un marché qui est scindé en deux. "Nous avons d’un côté le marché français et européen et, de l’autre, des achats plutôt spéculatifs destinés à être revendus aux États-Unis, où les prix peuvent atteindre le double des nôtres. L’avenir est entre les mains des collectionneurs."
La majorité des collectionneurs français hésitent à dépasser la barre des 20 000 francs. L’expert Marc Pagneux, qui dirige une galerie de photographie ancienne (tirages jusqu’en 1950), rue Drouot, estime que la France compte moins d’une dizaine de collectionneurs prêts à investir plus de 50 000 francs dans une acquisition.
"Il y a dix ans, il n’y avait pour ainsi dire pas de clientèle, pas de ventes et presque pas de marchands ! Aujourd’hui, les collectionneurs – dont beaucoup viennent du milieu de la peinture – sont formés, et le marché commence à se structurer," nous a-t-il confié.
Les critères et les valeurs ont eux aussi changé depuis dix ans. Actuellement, la qualité esthétique importe plus qu’une grande signature sur un tirage médiocre. "Une vue de Paris ordinaire d’Atget, par exemple, se serait vendue entre 8 000 et 10 000 francs alors. Maintenant, elle se vendrait difficilement 1 500 francs. De même, une photographie difficile du même auteur, qui valait entre 20 000 et 30 000 francs il y a dix ans, vaudrait plus de 100 000 francs."
Il faut toujours privilégier l’état de conservation : dès qu’un tirage, quel qu’il soit, est déchiré ou présente des piqûres, la décote est très grande.
Laissez-vous tenter par des images de grands maîtres tels que Nadar et Gray, souvent très accessibles. La période 1840-1870, considérée comme "l’âge d’or" de la photographie ancienne, est encore riche en épreuves à quelques milliers de francs seulement.
Choisissez, surtout en photographie ancienne, des sujets qui sont appréciés en peinture, à savoir les nus, les natures mortes, les paysages et les portraits.
Même si une belle photographie est anonyme, elle pourrait ne pas le rester très longtemps, en raison des nombreuses recherches en cours.
Prenez un thème pour votre collection. Certains, comme les voyages ou la science, sont négligés en France, et donc peu chers.
Combien payer pour tel ou tel auteur ? Il ne peut y avoir de règle, car tout dépend du sujet et surtout de l’état de conservation. Un tirage de presse de Doisneau, même un beau sujet, peut valoir 1 000 francs, un tirage d’un format plus important, plus soigné et signé, beaucoup plus : un Baiser de l’Hôtel de Ville vintage, par exemple – rarissime – vaudrait plus de 50 000 francs. La même marine de Le Gray, selon son état de conservation, peut valoir de 5 000 à 250 000 francs.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Un marché qui se développe
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°25 du 1 mai 1996, avec le titre suivant : Un marché qui se développe