Téléphones portables, ordinateurs, réalité virtuelle… : le numérique a envahi nos vies. Mais que peuvent la peinture et le dessin face aux nouvelles technologies ? Quel est leur rapport au réel face au flux des images contemporaines ? Comment les artistes réinventent-ils leur pratique ? Explications.
Depuis l’âge des cavernes, il y a la peinture et le dessin. Il y a des hommes qui inventent des images avec peu de choses : une main, de la terre colorée. Et, face à eux, il y a le réel. Un réel qui évolue à vitesse grand V avec la modernité. Avec les nouvelles technologies, le numérique et le flux des imageries contemporaines. Autant de révolutions qui ont bouleversé notre perception du monde et de l’art. Depuis le XIXe siècle, les artistes ayant continué à faire de la peinture ou du dessin ont fait évoluer leur pratique ancestrale en répondant aux défis lancés par cette modernité. Contre la course du temps, que peut la force intemporelle de leur art ? Quel devenir de la main, et de la création, à l’heure de la reproduction et de l’envahissement des machines ?
La peinture, c’est un regard porté sur l’humain, dans son rapport avec l’environnement. Par la force des choses, le peintre qui scrute son époque fait évoluer ses sujets, tels des révélateurs de l’évolution du monde. Ce n’est pas un hasard qu’on retrouve aujourd’hui dans la peinture une prolifération d’écrans, de smartphones, d’ordinateurs, de batteries ou de chargeurs divers. Reflets d’une société hyperconnectée dans laquelle, paradoxalement, l’humanité reste isolée. C’est cette ambivalence que captent certains peintres aujourd’hui. Les plus fortes de ces visions ? Quand la modernité des sujets s’incarne dans une pratique qui, elle, se veut intemporelle, dépassant l’actuel et l’anecdotique.
Dans la peinture de Nathanaëlle Herbelin, nous trouvons parfois des indicateurs de temporalité : une femme allongée, absorbée par son smartphone, confinée à deux pas d’un voisin lui-même isolé ; un homme assis dans son lit, face à un ordinateur ; une petite lumière bleue, insuffisante, mais qui envahit l’espace intime d’une chambre ; un ordinateur presque transparent disparaissant sur la couverture d’un lit, dans une chambre vide peuplée d’objets désincarnés comme autant de fantômes d’une vie humaine passée. C’est par la singularité du travail de la couleur, de la matière, de la composition, que l’œuvre de Nathanaëlle rend sensible ce sentiment prégnant d’isolement, de solitude, de temps et de souvenirs qui échappent. La clarté de la palette, la texture minérale de la matière, la linéarité et la théâtralité de l’espace, l’artificialité des objets choisis : tout dans l’œuvre, bien plus que l’observation de notre réalité moderne, s’ancre dans un héritage et se nourrit d’une tradition ancestrale, des portraits du Fayoum égyptien aux peintures sur bois du Moyen Âge, de Giotto à Morandi. Ce qui plaît à l’artiste ? « C’est de continuer à tenir la flamme de l’histoire de la peinture, comme une tradition spirituelle. »
Très éloigné de l’univers de Nathanaëlle Herbelin, Adrien Belgrand explore le travail plus fluide et transparent de l’acrylique. Il y a souvent dans sa peinture des personnages cloisonnés dans des intérieurs modernes ou dans des paysages immenses. Seuls ou à deux, absorbés par leur tâche, ils lisent, font la vaisselle, regardent un smartphone ou travaillent sur un ordinateur. Ces représentations suggèrent l’ambivalence de nos vies modernes. Dans ces peintures, il y a autant d’objets que de solitude. De beauté que d’oppression. L’homme y apparaît parfois submergé par une nature grandiose, déchiré entre l’envie de retrouver des paysages vierges et en même temps absorbé par le pouvoir magnétique d’une téléphonie mobile dont le réseau jamais ne s’arrête. Cette actualité du sujet s’incarne dans une peinture qui elle s’inscrit dans une longue tradition. Qu’il s’agisse du lent travail de la matière lisse, posée par couches transparentes, de la profondeur de l’espace ou de l’équilibre de la composition, c’est l’histoire de la peinture qui travaille ici le corps du tableau, de manière inconsciente ou pas. Certains y ressentiront la beauté du classique, d’autres le souffle du romantisme. Mais toujours l’œil capte avec plaisir un rapport très physique, charnel, à la peinture. Une gestuelle simple, d’où procède la magie de l’image.
La peinture avec et d’après photos, ce n’est clairement pas nouveau. Et c’est même devenu dans l’art contemporain un réel filon. Parfois trop. Trop facile, trop désincarné, trop mécanique, trop froid, trop littéral souvent ce rapport à la photographie. Et la peinture se perd. Dans sa matérialité, charnelle. Dans sa force subversive. Elle ne travaille plus assez contre les apparences du réel. Alors oui, il y a un réel filon dans l’art contemporain parce que ça se vend bien, une peinture « photographique ». Ça rassure peut-être. Mais souvent, ça ne suffit pas à faire œuvre. Pour que cela marche, il faut que la peinture relève un vrai défi. Qu’elle absorbe, certes, ce que les nouvelles technologies lui apportent, pour repousser les limites de son art, mais qu’elle réaffirme aussi son pouvoir.
Pour Youcef Korichi, qui utilise l’apport de la photo, il a toujours été question « de s’aider de choses modernes mais pour les oublier… Ce n’est qu’un support, sinon la photo est meilleure ! » Ce qui prime ? « L’intelligence » du peintre, la façon dont il choisit les éléments qui serviront sa peinture. La dernière exposition de l’artiste chez Suzanne Tarasieve témoignait de cette liberté. À l’origine, des photographies, soit prises, soit détournées. Ici, un élément naturel : gouttes d’eau, écorce d’arbre ; là, des visages : un autoportrait de Munch, une photographie de Michael Heizer. Mais toujours, il y demeure une distance majeure par rapport à la reproduction. Souvent, le document initial est de très mauvaise qualité, images glanées sur Google, très petites et mouchetées. Et l’artiste contrarie la lisibilité en photographiant plusieurs fois, en agrandissant, en recadrant par zooms successifs.
Vient ensuite le temps de la peinture. Youcef Korichi n’a pas recours à une machine pour projeter une image qu’il reproduirait directement sur la toile ; cela ne l’intéresse pas. Lui, il reproduit, patiemment et traditionnellement, à la main, par une mise au carreau. C’est dans ce lent travail que s’opère la réinvention. En fonction du ressenti qu’il cherche à traduire, le peintre choisit comment il pose la matière, ce qu’il met ou enlève en fonction de ce qui sert le tableau. Suggérer une apparition fantomatique ? La fluidité de gouttes transparentes ? La rugosité d’une écorce d’arbre ? À chaque fois, la matière et le geste s’adaptent. Flou, rapide, frotté ; précis, dense ; réaliste, expressionniste, abstrait. Dans ce corps de matière, réside l’aura de l’œuvre. Elle ne peut être saisie par un appareil. Elle se vit en chair, face à face.
La pratique hybride de Thibault Hazelzet brouille, quant à elle, la frontière entre peinture et photographie. C’est en tant que peintre qu’il aborde la photo. Peintre et expérimentateur ! Décors en bois et maquettes, tirage en négatif ou transfert sur toile, sculpture ou peinture : plus qu’un médium ou un autre, ce qui importe, c’est ce qu’on en fait ! Si, au début des années 2000, Thibault Hazelzet réalise des séries photographiques, elles n’en ont pas moins un caractère pictural : tirages en pièce unique, superpositions d’images, différenciations de plans, références à l’histoire de la peinture et aux grandes mythologies. Pareillement, s’il peint aujourd’hui sur des photos transférées sur toile, c’est pour exploiter le potentiel de chaque médium et créer des contrastes forts. Le côté très réaliste de la photo est hybridé au côté plus matiériste, spontané et abstrait de la peinture. De « l’elegant trash» ! Pour Thibault Hazelzet, machine et reproduction servent une œuvre profondément incarnée. Le corps de l’artiste est omniprésent dans le processus créateur, de l’empreinte de son corps qu’il photographie, aux décors, sculptures, peintures ou tirages qu’il réalise toujours lui-même. Une œuvre incarnée, ambiguë, qui travaille à pervertir les apparences du réel.
Mathieu Dufois a le dessin en lui, ça, il ne peut, ni ne veut, le renier. Mais cette pratique ancestrale de la pierre noire vient sans cesse s’hybrider avec l’apport du cinéma, que ses dessins s’inspirent des films noirs des années 1940 et 1950 ou que l’artiste réalise des films dans lesquels le dessin tient une place primordiale. Ici le dessin devient volumes ou maquettes, là il intègre le film par fragments photographiés et projections.
Bien qu’il absorbe l’apport de la modernité, ce qu’explore l’artiste, c’est l’origine de l’image. Son corps, sa matérialité, ses fantômes. Cette mémoire qu’il s’approprie se métamorphose dans le travail du dessin et dans sa temporalité très lente. Tout comme elle se transforme à travers l’œil de la caméra. De l’image fixe au mouvement, du papier au film, l’artiste ne cesse d’épuiser ce corpus de matière, par recadrage, zoom, effets de contraste, jeu sur le grain, le flou ou la netteté, surimpression d’images, montage. Et ses films, muets mais très sonores, réinterrogent eux aussi quelque chose d’originel. Ce n’est pas au multimédia et au langage nouveau de la réalité virtuelle qu’ils s’intéressent mais, au contraire, aux sources du cinéma, à ce moment où le muet devient parlant, réinventant la relation entre image et son. Ce n’est pas de reproduction dont il est ici question. Mathieu Dufois explore ce qui se cache derrière l’image. Quelque chose moins de l’ordre du voir que de la révélation. Une aura. Des survivances qui flottent au-delà des apparences, comme une onde sonore. Des fantômes, des sensations, qui nous habitent depuis la nuit des temps.
C’est un tout autre univers dans lequel nous plonge Camille Lavaud. Univers peuplé de bandits, prostituées et policiers, dont les personnages nous parlent d’histoires d’amour, d’argent ou de crimes. Affiches, bandes dessinées, films : son œuvre protéiforme se nourrit particulièrement du cinéma muet et du cinéma français des années 1940-1970. Des films qui intéressent l’artiste pour leur dimension picturale (dans le décor ou la mise en scène).
Pour Camille Lavaud, « dessin, peinture et animation sont indissociables » : « Je pense mes dessins ou peintures perpétuellement en animation ou en mouvement, même si la finalité animée ne se fait pas dans une continuité temporelle, pour des questions évidentes de financement. » Au croisement de la fiction et de la réalité, l’ensemble de son travail est nourri de sa pratique du dessin et de la peinture, que ce soit dans la manière de travailler la couleur d’une affiche ou dans la façon de traiter un décor dans un film. Pour Camille Lavaud, cette « danse de la main » est essentielle. Le numérique ne l’intéresse pas. « Rien ne remplace une gestuelle, l’engagement du corps dans la ligne, c’est tout ce qui rend le dessin inépuisable, intemporel. »
Geste ancestral, la peinture, le dessin sont ancrés en nous. Immortels, ils ne cessent de renaître des nouveaux défis lancés par la modernité. Et pourtant, demain, de plus en plus d’artistes délaisseront sans doute cette simplicité primordiale, ce corps-à-corps avec la matière, pour travailler exclusivement au travers du filtre d’une souris et d’un écran d’ordinateur. Une distance et une froideur seront posées entre eux et l’image. Il y sera question d’un autre rapport au corps, d’un autre rapport à l’espace et au temps du faire. La question ne sera pas de savoir si ces expérimentations, qu’ouvre la réalité virtuelle, pourront encore, ou pas, se définir comme étant de la peinture ou du dessin, mais plutôt de savoir comment les créateurs numériques feront œuvre. C’est-à-dire comment ils sauront, par les moyens de cette hypermodernité, ouvrir des mondes. Des mondes inventés, posés à côté du monde réel. Des mondes dont la plasticité, l’inventivité formelle, les sujets, s’appuieront sur une tradition et se référeront à l’histoire ancestrale de l’image, à ses mythes, à sa picturalité et, surtout, à sa force subversive.
La réalité virtuelle : l’à-venir de l’art ?
La réalité virtuelle se fait peu à peu une place dans l’art contemporain. Marqueur de cette institutionnalisation, le Palais de Tokyo a ouvert son premier espace dédié à la réalité virtuelle. À travers une sélection d’artistes internationaux et français, le visiteur y trouve les prémices de cet univers qu’ouvre la réalité virtuelle appliquée à l’art contemporain. De la peinture colorée du maître de l’art cinétique Julio Le Parc aux paysages psychédéliques d’Antwan Horfee, le ton est à l’installation immersive. De nombreuses démarches explorent aujourd’hui le principe immersif par l’usage de dispositifs interactifs. Les plus riches nous semblent celles qui naviguent entre ultramodernité et tradition de l’image. Comme le jeune Balthazar Auxietre qui réinvente le thème traditionnel du paysage. Plutôt que de peindre des paysages réels dans lesquels il aime se balader, à la manière d’un impressionniste, Balthazar Auxietre préfère les réinventer en 3D, une version fantastique et poétique. Avec son installation immersive The Cave, il propose ainsi une traversée du paysage revue à l’aune de la préhistoire. Mélange de science, de fiction et de mythes ancestraux.
Amélie Adamo
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°751 du 1 février 2022, avec le titre suivant : Tradition ou modernité : quels défis les peintres doivent-ils relever ?