À 91 ans, Julio Le Parc est au cœur d’une série d’événements et d’expositions qui soulignent son rôle de pionnier de l’art cinétique et de précurseur des arts numériques.
Cachan (Val-de-Marne). Si l’atelier est à certains égards la projection spatiale de l’œuvre, celui de Julio Le Parc à Cachan dévoile un artiste accompli. C’est un dédale où les divers accents de la langue espagnole se modulent sur fond de tango ou de musique classique. Au milieu de mobiles en Plexiglas, de vitrines pleines de maquettes et d’archives classées avec soin, dix personnes travaillent, certaines penchées sur de grands formats pour y restituer les « Alchimies » dessinées par l’artiste sur des feuilles de papier, d’autres, sur leur écran d’ordinateur. Jamil, Gabriel et Juan, ses trois fils, font partie du nombre : chez les Le Parc, la création est collective, et se fait notamment en famille.
L’époque où Julio Le Parc déclinait une exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris après l’avoir jouée à pile ou face est révolue et il y a fort à faire : rétrospectives, foires, collaborations, projets éditoriaux s’enchaînent avec une belle constance. Il y a d’abord l’exposition « Réels & virtuels » que lui consacre le Centre des arts d’Enghien (Val-d’Oise) pour souligner la proximité de sa démarche avec les thèmes des arts numériques, de l’algorithme à l’immersion. Celles de la maison Elsa Triolet-Aragon (Saint-Arnoult-en-Yvelines) [jusqu’au 30 novembre] et du Musée des beaux-arts de Buenos Aires [jusqu’au 17 novembre]. S’y ajoutent une collaboration avec la Manufacture de Sèvres, la parution prochaine d’une imposante monographie coéditée par Le Canoë et Exils, et bientôt une Légion d’honneur.
À 91 ans, Julio Le Parc bénéficie d’un retour en grâce commencé dans les années 1990 après vingt ans de traversée du désert, et se coule dans l’élan de redécouverte de l’art optique et cinétique. « Comme beaucoup d’autres de ma génération, j’ai trop longtemps ignoré – ou du moins méconnu – son travail, rapporte dans la monographie à paraître Jean de Loisy, qui lui a ouvert les portes du Palais de Tokyo en 2013. Depuis la fin des années 1970, à l’époque de nos études, nous traînions une image quelque peu galvaudée de l’art optique, qui ne permettait pas de comprendre la portée politique et artistique de pareil projet. »
À l’ère du participatif, du virtuel, du renouveau du militantisme, cette double portée donne sa pleine mesure. Elle confère même à Julio Le Parc une stature de pionnier et vient réévaluer son parcours singulier, où l’expérimentation visuelle s’abouche à l’engagement politique. Pour expliquer sa trajectoire, l’artiste évoque un talent précoce pour le dessin, qui conduit ce fils de cheminot à s’inscrire à l’école préparatoire aux Beaux-arts de Buenos Aires. Là, il glisse par degrés d’une peinture figurative inspirée de Picasso ou de Miró (les copier était une façon de purger leur influence, explique-t-il) vers l’abstraction, au gré notamment de monocopies réalisées à l’atelier de gravure de l’école. Ce glissement doit aussi à la découverte de l’Art concret argentin, de l’œuvre de Lucio Fontana, son professeur, et surtout de Victor Vasarely qui expose à Buenos Aires en 1958.
Julio Le Parc s’ouvre aussi à l’époque au travail collectif et à l’engagement politique : associé aux grèves étudiantes et à l’occupation des Beaux-Arts qui suivent le coup d’État de 1955, il forme avec, entre autres, Francisco Sobrino et Horacio Garcia-Rossi un petit groupe de travail qui s’embarquera pour Paris en 1958. Là, sous la houlette de Vasarely, le désir d’œuvrer ensemble les conduit à la création du G.R.A.V. (Groupe de recherche d’art visuel), auquel s’associent Yvaral et François Morellet. De 1960 à 1968, le groupe se livre de tract en expositions à une entreprise de démystification pétrie de matérialisme dialectique. Premier mythe à défaire : celui d’un art transcendant et autonome. « La notion de l’artiste Unique et Inspiré est anachronique », déclare le groupe dans le tract « assez de mystifications ! » distribué en 1961 à la Biennale de Paris. À distance de l’expressionnisme ou de l’action painting, Julio Le Parc s’attache à dépouiller son œuvre de toute trace de subjectivité : ses expériences sur la surface constituent autant de systèmes logiques, de programmes et d’algorithmes. Il s’agit en effet de revenir au fondement même de la création : la perception visuelle. « L’ŒIL HUMAIN est notre point de départ »,écrivent ainsi les membres du G.R.A.V. Ils ajoutent : « Le rapport entre l’œuvre et l’œil humain crée lui-même des situations visuelles nouvelles et l’œuvre n’existe que dans ce rapport. »
De fait, l’œil dont parlent Julio Le Parc et ses comparses n’est pas seulement « l’œil cultivé », « l’œil sensible » ou « l’œil intellectuel », et excède les cercles habituels des amateurs d’art. « On s’adressait à l’œil de tout le monde, et pas seulement aux professionnels », résume l’artiste. D’où une échappée esthétique et spatiale, qui se jouera pour le groupe dans l’élaboration d’un labyrinthe présenté à la 3e Biennale de Paris, d’une salle de jeux deux ans plus tard ou d’« une journée dans la rue »à Paris en 1966. « C’était une façon de se mettre en relation avec un public qui n’allait jamais dans les galeries », explique l’artiste. Cette volonté de toucher un spectateur non prévenu l’oriente aussi vers la réalisation de mobiles, de « Contorsions » et d’œuvres lumineuses déjouant toute notion de stabilité. À rebours de Nicolas Schöffer, qui pose à l’époque les fondements d’un art cybernétique corseté par son appareillage technologique, Julio Le Parc assume le bricolage et l’expérimentation, fondée selon ses termes sur « la mise en relation du matériau et de l’imagination ». La technique, rudimentaire, y est subordonnée à la recherche d’un effet précis : l’enthousiasme. « Mes œuvres sont inertes, dit-il. C’est leur addition et la fréquentation du public qui les rend vivantes. Je ne mets aucune indication, et n’attends pas davantage d’une exposition que de susciter l’optimisme. »
Cette ambition se verse ainsi dans les séries au long cours que l’artiste développe depuis la dissolution du G.R.A.V. en 1968, et dans le sillage de sa participation active à l’Atelier populaire des Beaux-Arts (laquelle lui vaudra d’être brièvement expulsé de France). En pionnier de l’art cinétique, il aborde la lumière, le mouvement et les effets d’optique comme la matière d’œuvres déjà immersives. Dès 1959, il utilise aussi un cercle chromatique de 14 couleurs conçues comme « un morceau d’arc-en-ciel descendu du ciel », et dont l’une des déclinaisons les plus abouties sera une succession de dix panneaux où l’œil chemine : la longue marche. En 1988, il met ce jeu de couleurs au service de ses « Alchimies », qui se déploient sous diverses formes – y compris numériques. Présentée au Centre des arts d’Enghien, 7 Alchimies en réalité virtuelle offre ainsi au spectateur muni d’un casque de VR de s’immerger dans les interprétations successives, sous la forme de tableaux, de la série, le tout grâce au concours de son fils Juan.
De l’aveu de Jean de Loisy, cette capacité à actualiser en permanence son œuvre, quitte à bousculer les conventions muséales, n’est pas étrangère à l’enthousiasme que suscite aujourd’hui l’œuvre de Julio Le Parc. « Ce qui importe à l’artiste, c’est la force de sa proposition plastique et intellectuelle, qui peut être poursuivie et remaniée à l’envi. »
1928 Naissance à Mendoza (Argentine)
1960 Cofonde le G.R.A.V. (Groupe de recherche d’art visuel) avec, entre autres, Morellet, Sobrino, Yvaral, Garcia-Rossi.
1966 Grand Prix de peinture à la Biennale de Venise.
1988 Commence la série des « Alchimies ».
2013 Rétrospective au Palais de Tokyo sous le commissariat de Daria de Beauvais.
2019 « Réels & virtuels, 1958-2019 », jusqu’au 27 décembre au Centre des arts d’Enghien et parution d’une monographie coéditée par Éditions du Canoë et Exils.
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Julio Le Parc, de l’art cinétique à la réalité virtuelle
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°531 du 18 octobre 2019, avec le titre suivant : Julio Le Parc De l’art cinétique à la réalité virtuelle