École d'art

Table ronde

Ecole d'art et formation pro

Artistes et insertion professionnelle

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 27 mars 2012 - 4561 mots

La question est taboue, mais mérite d’être posée. Les écoles d’art préparent-elles les jeunes artistes à affronter leur futur milieu professionnel ? Yves Aupetitallot, directeur du Magasin de Grenoble, David Cascaro, directeur de l’école d’art de Strasbourg et Mulhouse et le galeriste parisien Kamel Mennour ont accepté d’en débattre en toute franchise.

Le sujet est rarement évoqué, tant il paraît éloigné des préoccupations principales des étudiants artistes que sont l’apprentissage des techniques artistiques et la recherche créatrice. Et pourtant, les futurs artistes devront s’insérer dans des circuits pour vendre leurs œuvres : Frac, centre d’art, galeries, collectionneurs. Des circuits devenus internationaux à l’heure de la mondialisation. Si le mot fait peur en raison de son mercantilisme, il y a bel et bien une concurrence entre les artistes, le talent créatif ne suffit pas, sauf exceptions. Les étudiants sont-ils formés à cette réalité économique dans les écoles d’art nationales et territoriales françaises ? C’est ce dont ont débattu deux acteurs de ces filières, ainsi qu’un représentant des écoles d’art. Chacun a cependant tenu à rappeler que les écoles d’art ne forment pas que des artistes, loin de là. Yves Aupetitallot, actuel directeur du Centre national d’art contemporain de Grenoble, Le Magasin, et également enseignant, David Cascaro, directeur du pôle des trois écoles supérieures d’art et de musique de Strasbourg et Mulhouse et vice-président chargé de la communication de l’Association nationale des directeurs d’écoles d’art (Andea) et le galeriste parisien Kamel Mennour, sont les acteurs du débat animé par Jean-Christophe Castelain, rédacteur en chef du Journal des Arts.

Kamel Mennour : En ma qualité de galeriste, je suis sensible à l’émergence de nouveaux artistes. Aujourd’hui sommes-nous au niveau des écoles d’art anglaises, américaines ou allemandes ? Je serais aussi intéressé que l’on se pose la question du pourcentage d’élèves d’école d’art qui épousent la carrière d’artiste ?

David Cascaro : Tout dépend de ce que l’on entend par artiste.

Yves Aupetitallot : Des études anciennes montrent que dans le champ de l’enseignement supérieur, l’insertion professionnelle des étudiants des écoles d’art est particulièrement élevée et diversifiée. Après leur sortie, vous les retrouvez dans le milieu de l’art, mais aussi dans de nombreux secteurs de la création, dans la mode, le design ou la musique. Mais le taux reste peu élevé, car très peu deviennent artiste et le restent plusieurs années après leur sortie, ni ne sont reconnus comme tels. Ludger Gerdes, qui a été formé à Münster par Lothar Baumgarten et à la Kunstakademie de Düsseldorf avec Thomas Schütte, a écrit sur cette question en relevant que nous sommes dans un ratio optimal de un sur dix. Ce qui veut dire que sur trente étudiants qui sortent d’une école d’art moyenne en province, il y en a trois qui vont vraiment engager une carrière d’artiste. Il faut préciser qu’ils ne sont pas encore opérationnels et qu’il leur faudra plusieurs années pour parvenir à un niveau de maturité professionnelle suffisante pour intéresser quelqu’un comme Kamel. Le marché qui s’offre à eux, le modèle économique possible est très étroit mais aussi très divers. Il peut être privé comme public, marchand, institutionnel comme intellectuel, ou éducatif. Leur milieu de destination n’est pas monolithique. Une carrière peut-être locale, régionale ou nationale, des spécialisations sont possibles comme l’art public par exemple, le fameux 1 %.

D. C. : Un artiste, ce n’est pas forcément quelqu’un qui est à temps plein sur une activité de création et qui gagne de quoi assumer sa vie en vendant des œuvres. Un artiste peut être aussi un chercheur, un enseignant, quelqu’un qui travaille dans le social. Le fait d’être représenté par une galerie ne vous garantit pas forcément des revenus réguliers.

J.-Ch. C. : Kamel, lorsqu’un artiste vient vous voir en galerie, mis à part le travail qu’il vous présente, avez-vous des attentes particulières sur son attitude, son discours ?

K. M. : Alors déjà, malheureusement pour moi, et je pense que c’est le cas de figure de plusieurs de mes confrères, les artistes qui viennent se présenter à la galerie ne sont pas ceux que l’on souhaite recruter !

Divorce entre écoles d’art et marché ?
J.-Ch. C. : Alors concernant ceux avec lesquels vous travaillez, que vous sélectionnez : attendez-vous d’eux une attitude particulière ?

K. M. : Il y a une vraie lacune qu’il faudrait corriger. Qu’elle est-elle ? Je parle vraiment d’une réalité. Ces artistes sortent sans outils de ces écoles d’art, c’est une formation intellectuelle artistique, mais qui ne prépare pas à cette confrontation au monde de l’art dans sa généralité (galeries, musées, critiques). Aujourd’hui, nous sommes dans un marché mondialisé où tout va très vite. Quand ils démarrent leur carrière, ces artistes n’ont pas tous les mécanismes, les automatismes. Par exemple, quand on travaille avec une institution, la galerie a la possibilité d’accompagner, de soutenir l’artiste. Mais ces artistes ne savent pas exactement comment ça peut se passer, cette sorte de maillage entre le public et le privé. Je pense que les écoles d’art devraient faire venir des intervenants diversifiés afin de présenter les différents aspects de la réalité du monde de l’art.

D. C. : Aujourd’hui une nouvelle génération d’étudiants est très informée et connaît le réseau. Mais on revient de très loin, idéologiquement en France où le mot marché a été tabou. Et dans les écoles, la présence d’un galeriste dans un jury est encore rare, même si Alex Reding participe cette année à un jury de l’école Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg.

K. M. : Pourtant, je donnerais volontiers certaines données de la vie de la galerie à ces étudiants afin qu’ils puissent avoir l’information en lien direct. Je pense que les écoles d’art nationales devraient faire intervenir des professionnels du monde de l’art.

Y. A. : Fondamentalement le monde de l’art est une communauté d’individus et de fonctions qui se connaissent, qui échangent, partagent, s’affrontent et qui se complètent. Une communauté avec différents acteurs et différents leviers. Il y a l’artiste, le directeur de centre d’art, le critique d’art, le galeriste, c’est un ensemble. On ne peut pas évoluer dans un milieu sans en connaître l’écologie fonctionnelle et symbolique. Nous revenons de loin, depuis un point où la question économique de l’art, le marché et la professionnalisation étaient des mots imprononçables dans l’enceinte des écoles. On ne peut pas imaginer une école d’ingénieurs dans laquelle les ingénieurs en formation n’auraient pas d’idée de l’entreprise dans laquelle ils vont travailler. Les choses bougent heureusement, l’école d’art de Lyon [Enba], par exemple, vient de créer un module de professionnalisation. Mais nous avons encore un handicap à surmonter par rapport aux écoles anglo-saxonnes, où les artistes formés sont beaucoup plus au fait des usages du milieu professionnel dans lequel ils veulent évoluer, et pas seulement le rapport à l’argent mais plus généralement à chacune des strates qui le composent.

D. C. : Ce n’est pas lié à l’enseignement spécifique des écoles d’art françaises mais à leur histoire. En France, les écoles sont issues de trois traditions : 1) l’Académie des Beaux-arts du XVIIe siècle qui a séparé l’artiste de l’institution, de la religion et des corporations, donc du marché, 2) les écoles d’arts appliqués provinciales destinées à alimenter des marchés locaux industriels 3) la grande réforme des écoles d’art des années 1970. Imaginez à quel point dans les années 1970, l’idée du marché était bannie. L’idée principale dans une école d’art est de développer le projet personnel d’un étudiant avec une ouverture totale. Ce mot tabou de profession a été évacué des années durant, et cela ne fait que cinq ou six ans qu’on en reparle dans les écoles d’art. La réforme récente de l’Union européenne, sur l’harmonisation des études a désigné trois objectifs majeurs : professionnalisation, internationalisation et recherche. Désormais, nous allons être évalués à l’aune de ces trois critères. Pour autant, le premier lien des étudiants avec le monde professionnel international ou avec le marché de l’art, ce sont les enseignants qui sont nombreux à être dans le marché. Un étudiant auprès d’un artiste enseignant qui a une carrière est au plus près de la réalité professionnelle du monde de l’art. C’est, par exemple, Isabelle Cornaro et Franck Scurti à Lyon, Orlan à Cergy ou Éric Duyckaerts à la Villa Arson.

Cours magistral et machine à café
Y. A. : Il est vrai que la réforme des écoles d’art de 1973, qui avait pour objectif de sortir les écoles d’art de province de la tutelle pédagogique de l’ENSBA et de l’Institut, a ouvert leurs portes aux artistes en activité dans la scène contemporaine réelle, à l’époque ceux de Support/Surface ou du Nouveau Réalisme. Mais paradoxalement l’éducation n’est pas construite sur un cœur qui serait l’artiste et ses savoirs spécifiques, y compris notamment les plus vernaculaires et les plus domestiques, ceux qui relèvent des pratiques sociales du milieu. La transmission la plus pertinente est celle de l’artiste à l’artiste, selon des modalités qui se réinventent sans cesse. Dans un environnement très réglementé qui est celui des écoles soumises à la réforme LMD [Licence-Mater-Doctorat] prenons garde à ne pas ignorer la transmission directe, non académique, qui est l’un des ressorts du milieu de l’art depuis toujours et que j’appelle celle de « la machine à café placée à l’entrée de l’amphithéâtre ».

D. C. : S’il n’existe pas d’enseignement dédié à l’étude du marché de l’art, la présence d’enseignants qui fréquentent ce marché est une vraie opportunité. Un étudiant qui travaille en proximité avec Michel François, par exemple, intègre naturellement le monde de l’art et peut devenir par exemple son assistant.

K. M. : Mais je te dirais que Michel François, c’est un artiste qui est dans le contact et dans la transmission, il aime ça. Mais il me disait lui-même que les jeunes artistes n’avaient aucune perspective de ce qu’il pourrait leur être possible de faire ; ils n’ont pas les quelques petits outils qui leur permettraient d’affronter le marché. J’ai quitté la fac à 23 ans et j’ai mis dix ans pour m’intégrer à ce milieu de l’art. À cet âge, je savais déjà ce que je voulais faire, mais je ne savais pas comment y accéder et pouvoir le faire, j’aurais tellement aimé avoir les clefs à cette période-là. C’est la même chose pour les étudiants artistes.

D. C. : Les modules de professionnalisation, il y en a dans toutes les écoles aujourd’hui : rencontrer un avocat, un directeur de centre d’art, une coopérative d’artistes. Il faut malheureusement constater que ces rendez-vous n’ont pas toujours le succès escompté, la carrière ou le métier n’étant pas souvent une préoccupation majeure d’un étudiant de 20  ans.

K. M. : Je te disais tout à l’heure que, quand on s’adresse à un groupe d’une trentaine d’élèves, on sait qu’il y en aura quatre ou cinq vraiment intéressés. À 23 ans, j’aurais même été prêt à payer mon stage chez Yvon Lambert ou Durand-Dessert, afin de sentir ce qu’était la vie de la galerie. À cette époque, je ne savais pas ce que c’était, mais j’étais sûr que je deviendrai galeriste, c’était une obsession. Quand tu fais partie des quelques postulants à devenir artiste et qu’un intervenant spécialisé vient, il faut y aller tout de suite. Au moins ces quelques étudiants seront avides d’informations.

D. C. : Beaucoup de professeurs protègent aussi les étudiants du marché et de l’institution, c’est le cocon. Ceci dit les stages, deviennent obligatoires dans certaines écoles, ça veut dire qu’on leur demande de passer plusieurs mois en dehors de l’école. Quel est le pourcentage de stagiaires dans ta galerie qui viennent des écoles d’art ?

K. M. : Nous sommes une galerie de dix-huit salariés, et je recrute tout le temps des stagiaires en plus des salariés et je leur dis avant d’entrer : « vous savez il faut profiter de ces trois ou quatre mois pour ingurgiter du savoir, croiser les directeurs de centres, les critiques d’art, les gens de la presse, d’autres artistes ».

Y. A. : Nous sommes en effet partagés, aussi bien sur le terrain que dans la tradition même de l’État qui porte les réformes successives des écoles d’art, entre deux options : celle du savoir, construite sur le modèle universitaire à l’œuvre aujourd’hui après la réforme, et le savoir-faire constitué par le milieu lui-même, et tout particulièrement par les artistes. L’un des enjeux à venir des écoles est certainement de donner une cohérence aux deux et de construire des savoirs à partir de ce savoir-faire. Rêvons qu’un artiste puisse obtenir un doctorat dont le rendu serait une exposition et un catalogue ! Sur le terrain le plus pratique, nous savons que la confrontation d’un étudiant avec le milieu dans le cadre d’un stage est importante, et notamment auprès d’un artiste ou pour le montage d’une exposition.

D. C. : Il faut créer des opportunités : inviter des artistes en activité à recevoir des étudiants en stage, inviter des galeristes, des collectionneurs. Cela se pratique, mais pas assez. Le lien avec les professionnels est croissant. Ce rapport au marché doit devenir naturel, sans pour autant être central. Personne n’a envie que les écoles d’art deviennent seulement des machines à fabriquer des artistes pour le marché. Cependant cela doit faire partie de l’environnement naturel de l’étudiant.

Y. A. : Je suis particulièrement intéressé par les projets de transmission assurés par les artistes eux-mêmes ou par des critiques d’art. Le Raum Experiment de Olaf Eliasson, l’expérience de Piero Golia en Californie, Baba avec Lili Reynaud-Dewar, Karina Bisch, Nicolas Chardon, les idées de Dominique Gonzalez-Foerster ou de Pierre Josep, la pédagogie de Rem Koolhaas à Harvard, l’École de Stéphanie ouvrent des perspectives différentes qui devraient éclairer les écoles d’art européennes engluées dans leur réforme. La position internationale des écoles d’art françaises est à développer au-delà des échanges traditionnels entre écoles. Pour cela, il est nécessaire de sortir de « l’entropisme » qui nous caractérise. En quoi, en effet, une école française pourrait être handicapée par rapport à la scène internationale, après avoir dit l’amplification de sa dimension professionnalisante ? Quatre points simples que je soumets à votre réflexion. La pédagogie elle-même relève plutôt d’une méthode pragmatique dans les pays de tradition anglo-saxonne alors qu’elle serait magistrale en France, les questions sociétales et théoriques des dernières décennies, post-colonialisme, féminisme, gender ont été absentes en France, les savoir et savoir-faire n’ont pas été séparés à l’étranger comme l’écologie de l’art y est présente, quand sont côte à côte dans certaines écoles ceux qui écrivent sur l’art, ceux qui produisent l’art et ceux qui montrent l’art. En France, la parole est devenue un mode dominant de transmission. Dans une école d’art, on voit plus de petits groupes d’étudiants autour d’un enseignant en train de parler qu’un artiste au travail avec des étudiants autour. Cependant ils bénéficient d’un encadrement très important avec de nombreux techniciens, assistants et professeurs engagés.

Y. A. : En effet, il est souhaitable d’interroger nos collègues étrangers sur ces questions et d’entendre leurs réponses. En général le jeune artiste français est réputé bavard sur son travail et peu assuré dans ses résolutions matérielles. Qu’est-ce que cela signifie au-delà de la caricature ? L’objet d’art est porteur de sens et de savoirs multiples qui se rapportent à sa conception, à ses matériaux, à leur mise en œuvre, à sa monstration et à sa réception. Ce que nous appelons « savoir-faire » est bien plus large et fondateur que la technique de sa fabrication. Quand Daniel Buren et Michael Asher ont le projet de faire la critique du Musée Haus Lange de Krefeld, qu’ils veulent dire l’idéologie qu’il véhicule, ils le font avec des moyens plastiques et matériels. L’ambition de refonder les savoir-faire dans les écoles est à ce niveau-là. Il ne s’agit pas d’apprendre à mieux clouer ou peindre mais de reconstruire les savoirs et leur mise en perspective qui sont ceux de la forme, du matériau, de sa mise en œuvre, de sa possible figuration, de leur histoire et de leurs signifiants théoriques multiples.

K. M. : C’est effectivement ce qu’on nous reproche assez fréquemment à l’étranger : une sorte de post-conceptualisme qui se parle à lui-même.

D. C. : Les années 1970 ont un peu trop vite jeté les ateliers pratiques : sérigraphie, gravure, ébénisterie, etc. Aujourd’hui on revient là-dessus, la typographie par exemple bénéficie d’un regain d’intérêt. Dans les arts plastiques c’est pareil, on retrouve un goût pour la peinture ou la sculpture en tant que disciplines qui avaient été évacuées.

Y. A. : Le statut du médium peinture dans les écoles d’art est très spécifique à la France, même s’il s’est amélioré ces dernières années. Il y a quelques années encore le marché de l’art en France, à la Fiac par exemple, lui tenait peu de place au regard de la réalité des ventes qui s’y pratiquaient.

D. C. : Il va falloir plusieurs années pour changer certains a priori. La peinture revient de loin et l’installation, l’audiovisuel restent souvent dominants avec une certaine difficulté de savoir-faire. En Suisse, il y a un soin apporté à la réalisation des pièces qu’on ne connaît pas forcément chez nous.

Les enseignants étrangers
D. C. : Si une vraie proportion d’enseignants est présente sur le marché, il s’agit d’abord du marché national. Une critique recevable est le faible nombre d’artistes étrangers de valeur qui enseignent en France. Il y a plusieurs explications à cela. D’abord, nous n’avons pas encore toujours de réflexe international ;   ensuite, il est difficile de leur offrir des conditions de recrutement équivalentes à la Suisse ou l’Allemagne où les professeurs sont mieux rémunérés.

K. M. : Faire venir un enseignant artiste étranger coûte de l’argent. Mais je ne pense pas qu’il faille agir dans la quantité mais dans la qualité. Un peu comme l’avaient fait Pontus Hulten et Daniel Buren dans les années 1990 avec l’Institut des hautes études en arts plastiques.

J.-Ch. C. : Et pourquoi pas un galeriste ?

D. C. : On préfère passer par des intermédiaires, un critique d’art c’est plus neutre. On se dit, il sera le bon vecteur, on n’a pas envie de brûler les ailes d’un diplômé de 25 ans qui sort d’une école d’art. Être artiste, ça n’est pas qu’entre 25 et 35 ans, c’est toute sa vie. Une conférence sur le droit de suite ou le statut fiscal d’un indépendant n’attire pas les foules.

Y. A. : Je ne crois pas que nous puissions dire que ces questions n’intéressent pas les étudiants, je crois tout simplement qu’elles sont peu abordées et pas assez au cœur de l’enseignement pour le moment car les évolutions sont en cours. Mais globalement, c’est bien la notion même de professionnalisation qu’il faut introduire, dont l’économie, micro pour celle qu’il devra construire, et macro pour celle dans laquelle il devra s’inscrire. À nouveau l’économie de l’art est plus large que le seul marché privé de l’art. Il est possible qu’à un moment donné l’étudiant prenne la décision de s’engager dans une profession d’artiste. Il est aussi possible qu’il ne le fasse pas. Mais dans la mesure où il fait ce choix-là, il faut lui apporter les outils pour lui permettre de le faire.

La pratique des langues
J.-Ch. C. : Est-ce que nos artistes parlent anglais ? Y a-t-il des cours de langue dans les écoles d’art ?

D. C. : Les examens d’entrée comportent une épreuve obligatoire de langue et la réglementation nationale impose un enseignement de langue. Cependant celui-ci n’est pas toujours obligatoire et ne sera jamais déterminant pour le passage en année supérieure ou pour l’obtention du diplôme. La meilleure formule reste de demander aux professeurs étrangers de parler dans leur langue.

K. M. : C’est un handicap certes, mais je donnerais l’exemple de Tadashi Kawamata qui enseigne aux Beaux-Arts de Paris avec un anglais sommaire et je sais que les élèves de son atelier apprennent énormément de choses grâce à lui. J’ajouterais que parler d’art dépasse souvent la frontière de la langue, un artiste comme Huang Yong Ping ne maîtrisant pas l’anglais expose dans le monde entier.

D. C. : L’association des écoles d’art du sud loue un atelier à Berlin pour ses étudiants. Voilà une bonne pratique. Ceux qui ont envie de sortir peuvent aller passer quelques mois dans une capitale étrangère.

J.-Ch. C. : Un stage à l’étranger est-il obligatoire ?

D. C. : Non, même le stage professionnel n’est pas obligatoire. Cependant, la plupart des écoles en sont conscientes et les mentalités évoluent. En revanche, il existe ici et là de belles expériences de mise en situation professionnelle. À Mulhouse, l’adjoint à la culture, Michel Samuel-Weis, a mis en place, il y a dix ans, une manifestation qui offre à une centaine de jeunes artistes issus des écoles européennes d’art la possibilité d’exposer dans des conditions de salon. Un galeriste est toujours présent dans le jury et de nombreux prix sont décernés comme une exposition en galerie.

K. M. : J’espère et pense définitivement que les mentalités évoluent dans le bon sens, et que la galerie n’a plus cette image uniquement perçue comme liée au marché et à l’argent.

D. C. : Il y a un tel esprit critique dans les écoles qu’on les met en garde contre les relations avec une galerie. Il y a encore cette idée que le marché n’est pas une sortie naturelle, car elle est tellement restreinte. Les années 1980 et 1990 ont aussi été marquées par la forte présence des collectivités publiques dans ce secteur qui ont fait écran au marché.

K. M. : Mais nous voyons que ce schéma a changé suite aux réductions importantes des budgets d’acquisitions des Frac.

D. C. : La qualité des écoles d’art en France, c’est de brasser des populations, des générations très
diverses, des enseignants régionaux et des « turbo-profs ». Un étudiant peut apprendre autant d’un enseignant qui vit sur place que d’un artiste qui vient de l’étranger. Il peut apprendre autant d’un enseignant invité que d’un professeur  génial, là depuis trente ans. Il faut se méfier du star system qui aligne le nom des artistes internationaux qui enseignent comme des étendards.

La mondialisation des écoles d’art
Y. A. : N’oublions pas non plus que l’éducation, la formation des artistes, est un marché concurrentiel à l’échelle mondiale. Si la France, Paris en fait, était jusque dans les années 1950 la destination obligée des jeunes artistes étrangers ambitieux qui voulaient se former, depuis la situation est différente. Aujourd’hui l’étudiant d’un pays émergeant ou d’un pays européen sans réseau constitué, ou sans politique publique solide, qui veut recevoir la meilleure formation dans le meilleur environnement artistique se rend à Amsterdam à la Rex, à Londres au Royal College, en Californie mais pas ou peu en France, à Paris. Une exception notoire, le Pavillon.

K. M. : La Rijksakademie, par exemple, coopte les différents artistes de différentes contrées, c’est un carrefour d’une vingtaine de nationalités. Ils ont leur atelier pendant deux ans, et une ou deux fois par an, il y a des journées portes ouvertes où les curateurs du monde entier viennent les voir. Pour ma part, j’y ai rencontré l’artiste David Hominal, il y a trois ans.

Y. A. : Les étudiants étrangers ne viennent plus ou peu en France car la scène française est moins attractive. Ce ne sont pas ses acteurs qui ne seraient pas à niveau, mais bien les politiques publiques qui y sont conduites et la bureaucratie qui les définissent et les conduisent. La recentralisation parisienne n’a pas arrangé les choses, alors que la réactivation de la scène française avait les régions comme origine. Un artiste ne réussit jamais seul, il est porté par une scène et ses intervenants qui réussissent avec lui. Ceci devrait toujours modérer l’analyse des résultats des écoles.

K. M. : Je rejoins Yves dans son analyse. J’ai le sentiment que nous, galeries d’art et écoles d’art devrions réinventer et nous ouvrir beaucoup plus à la globalisation des différents échanges du milieu de l’art.

J.-Ch. C. : Les artistes français reconnus ne sont-ils pas gênés d’enseigner dans les écoles d’art ?

D. C. : Non, mais ils l’affichent rarement. En Allemagne, la responsabilité d’un atelier dans une école est un honneur et une distinction sociale.

K. M. : J’aurais répondu comme David, il y a cinq ou six ans, mais j’ai le sentiment que cela change. Je connais un grand artiste très motivé pour rentrer aux Beaux-Arts de Paris. Si un artiste de ce niveau force autant pour y enseigner, ce n’est bien entendu pas pour l’argent, mais pour être au contact d’une génération. Il y a un côté chef de file.

Y. A. : Les écoles d’art n’ont pas encore suffisamment le niveau de reconnaissance dans le milieu professionnel national qui devrait être le leur, à l’image de la situation anglo-saxonne par exemple. Il s’agit pourtant du terreau de ce milieu, de cet endroit d’où sortent ceux qui fondent notre discipline. Je suis de la génération qui a été influencée par des acteurs historiques comme Szeemann ou Hulten, qui définissaient leur fonction et leur pratique par rapport et avec l’artiste et j’ai autant appris à leur contact que dans mon cursus académique. Les écoles sont fondamentales parce qu’elles sont le lieu par excellence des artistes qu’il faut replacer au cœur du dispositif. La sortie actuelle du statut de service municipal des écoles d’art pour rentrer dans un EPCC (Établissement public de coopération culturelle), où les directeurs sont vraiment acteurs de leur établissement, font des choix artistiques et pédagogiques dont ils maîtrisent plus ou moins les moyens et les outils, devraient contribuer à faire évoluer la situation. Aujourd’hui, bon nombre d’artistes qui en sortent ont un bon niveau.

D. C. : La réforme LMD a eu cet effet heureux de sortir les écoles d’art françaises d’un entre-soi parfois sclérosant. Notre reconnaissance dans le monde de l’enseignement supérieur est désormais acquise. Enfin, le monde de l’art étant international, cela paraît naturel d’être évalué à l’aune de cette ouverture !

K. M. : Il y a une prise de conscience du réel et de plus en plus de maillage entre le public et le privé. Il est nécessaire car il y a des réductions drastiques de budget dans les institutions. Auparavant on ne pouvait pas envisager le concours des galeries dans les  expositions institutionnelles. Aujourd’hui si je ne vais pas au vernissage de l’un de mes artistes dans un centre d’art, ça devient presque un drame.

Les écoles d’art par elles-mêmes

Deux ouvrages récents racontent l’histoire de deux écoles d’art : l’École nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD, deuxième tome, de 1941 à 2010) et l’École d’art de Mulhouse (1829 à 2009). Si leur ambition première est la même, mettre en avant un passé prestigieux et un présent bien ancré dans la modernité, leur approche éditoriale diffère quelque peu. L’ouvrage sur l’ENSAD est très centré sur sa propre histoire, tandis que Faire impression, part de l’école de Mulhouse pour dresser un portrait de de toutes les écoles d’art de province qui formait à l’origine des ouvriers et dessinateurs pour l’industrie locale avant de se tourner vers tous les métiers de la communication.

- René Lesné et Alexandra Fau, Histoire de l’école nationale supérieure des arts décoratifs (1941-2010), ENSAD et Archibooks, 496 pages, 24 €, ISBN : 978-2-35733-098-6

- David Cascaro et Yves Tenret, Faire impression – L’école d’art de Mulhouse entre industrie et beaux-arts (1829-2009), Les presses du réel, 352 p., 25 € ISBN : 978-2-84066-444-4

En savoir plus sur :

- Yves Aupetitallot
- David Cascaro
- Kamel Mennour

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Kamel Mennour, David Casacaro et Yves Aupetitallot - 2012 - © Photo : Stéphane Grangier pour Le Journal des Arts

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°366 du 30 mars 2012, avec le titre suivant : Ecole d'art et formation pro

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