FRANCE
Comme on pouvait s’y attendre, les titulaires du Pass achètent surtout des contenus numériques. Un sénateur de l’opposition est très critique sur le programme. L’expérimentation dans d’autres départements est retardée.
On reprochait au Pass culture d’être coûteux, opaque et inefficace. En suspendant tout accès à l’offre physique et événementielle de proximité, l’épidémie de Covid-19 pourrait avoir changé du tout au tout le regard porté sur la mesure culturelle phare de ce quinquennat. Si la crise sanitaire a quelque peu retardé le déploiement de l’application dans trente-sept départements (lire l’encadré), elle pourrait avoir conforté la stratégie décidée par le gouvernement qui consiste à adosser la démocratisation culturelle au numérique. « Pendant cette période, on a réussi à maintenir le lien avec les utilisateurs du Pass, alors que les autres habitudes culturelles étaient bouleversées », relève Damien Cuier, président de la société Pass culture.
Si le lien avec les 62 500 bénéficiaires actuels du Pass culture a pu être maintenu, ce n’est pas, comme on pourrait le supposer, parce que leurs usages habituels de l’application les y prédisposaient. Avant le 17 mars, les 500 euros alloués pour deux ans aux jeunes des 14 départements où il est actuellement en vigueur étaient en grande partie utilisés pour acheter des produits physiques ou aller à des spectacles. Selon les chiffres communiqués par Damien Cuier, le numérique constituait au contraire une part mineure de l’utilisation du Pass, de l’ordre de 20 %. « Le lendemain du confinement, les courbes se sont croisées violemment, rapporte-t-il. On est passé à 90 % de réservations sur l’offre numérique, principalement dans les secteurs de la musique, de l’audiovisuel, des e-books, de la presse en ligne et des jeux vidéo et, dans une moindre mesure, des cours en ligne. » En tête des réservations : les abonnements aux chaînes de télévision OCS, Canal+ et aux sites d’écoute de musique ou de cinéma Deezer et FilmoTV, mais aussi à la Cinémathèque de Bretagne et à Romanica, le jeu vidéo lancé en 2019 par le ministère de la Culture.
Les utilisateurs du Pass que nous avons pu interroger confirment cet engouement : « On nous propose tous les jours de nouvelles offres sur Instagram, et je me permets de prendre des abonnements que je n’aurais pas pris avant, explique Déborah. Je me suis abonnée à Vocable pour me perfectionner en espagnol, au journal Le Monde, à OCS et à FilmoTV. » Inès a pour sa part souscrit un abonnement à Youboox pour lire la presse en ligne et à Audible, le portail de livres audio d’Amazon. Tandis que Solène s’est abonnée à OCS et divers journaux d’art, a visité l’exposition virtuelle « Frida Kahlo » et consulté les archives de l’INA…
Il faut dire que l’offre de contenus dématérialisés s’est considérablement étoffée à la faveur des événements : « On a multiplié par trois l’offre numérique en l’espace d’un mois, à la fois pour le gratuit et le payant, explique Damien Cuier. Nous avons aujourd’hui 600 offreurs numériques. » La crise sanitaire a notamment permis d’enrichir le catalogue de presse en ligne, avec la présence aujourd’hui de titres comme Les Inrocks, Courrier international ou Télérama. Faut-il y voir confirmé le risque, déjà pointé de longue date par les détracteurs du Pass culture, d’ancrer chez ses bénéficiaires des habitudes culturelles très liées au numérique, quand son objectif était au contraire de les orienter vers les librairies, les salles de théâtre et les musées ?
Certains voient en tout cas dans son extension une gabegie financière d’autant plus intenable que le secteur culturel est en pleine turbulence. « On peut s’interroger sur l’impact de l’interruption des activités culturelles sur la consommation du Pass culture et sur la capacité du ministère à évaluer correctement ce dispositif en 2020, explique Jean-Raymond Hugonet (LR), membre de la commission des affaires culturelles au Sénat. On peut aussi douter de l’opportunité de procéder à de nouveaux élargissements de l’expérimentation. Ne pourrait-on pas plutôt transférer une partie des crédits alloués au Pass culture, et qui ne pourront être consommés cette année, à des besoins plus essentiels comme le soutien aux structures culturelles frappées de plein fouet par l’arrêt de leurs activités ? »
Alors qu’il était interpellé sur ce point lors d’une audition au Sénat le 16 avril dernier, le ministre de la Culture a tout au contraire affirmé sa volonté de faire du Pass culture un levier décisif pour aider la filière. « Certes, celui-ci ne sera pas déployé comme nous l’avions prévu avant la crise, a-t-il indiqué, mais il faut, par exemple, donner la possibilité aux jeunes d’aller acheter des livres quand les librairies rouvriront grâce à ce dispositif : c’est un moyen de relancer le secteur. Donner des moyens aux jeunes – et aux moins jeunes d’ailleurs, car je veux que cet outil soit proposé demain à tous les Français – d’aller voir des spectacles me semble avoir du sens. Il faudra réévaluer le dispositif, peut-être pour l’accélérer. »
Les déclarations des bénéficiaires interrogés semblent conforter le vœu de Franck Riester. À la fin du confinement, Déborah a prévu de s’acheter une guitare, Inès d’aller voir des spectacles et d’acheter des livres. Même son de cloche chez Erell, qui n’a souscrit à aucune nouvelle offre pendant le confinement : « Bien que je sois dans le secteur de l’informatique, je préfère avoir des livres, des jeux, etc., de manière physique plutôt que numérique, explique-t-elle. Même si les circonstances actuelles nous poussent à être un peu plus sur nos appareils numériques, c’est important de garder une part d’authenticité. »
Expérimentation. Accessible dans 14 départements dont la totalité de la région Bretagne, le Pass culture devait être étendu fin avril à 37 nouveaux départements, pour couvrir l’ensemble des régions Île-de-France, Bourgogne-Franche Comté, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Grand-Est et Occitanie. Un choix lié au retour d’expérience breton, qui désignait clairement l’échelle régionale comme la plus pertinente pour déployer le dispositif. « Nous avions choisi fin avril car le moment coïncidait avec le retour des vacances de printemps de la première zone, et aussi parce que le relais de l’Éducation nationale est assez précieux », explique Damien Cuier. L’épidémie de Covid-19 a eu raison du calendrier initial, mais pas de l’objectif : l’extension du Pass culture coïncidera bien avec le déconfinement, même si la date de sa mise en œuvre demeure incertaine à l’heure où le Journal des Arts s’apprête à être publié. Reste à déterminer l’impact de la crise sanitaire sur la dynamique d’adhésion des jeunes, car le Pass culture ne pourra pas bénéficier pleinement des dispositifs de médiation et de diffusion habituels. Pour pallier ce manque, ses responsables misent plus que jamais sur les relais numériques pour séduire de potentiels bénéficiaires : « Nous avons lancé des campagnes sur Snapchat ou Instagram, pour toucher les jeunes avec des canaux très puissants chez eux », indique Damien Cuier.
Stéphanie Lemoine
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Les bénéficiaires du Pass culture se reportent massivement vers le numérique
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°545 du 8 mai 2020, avec le titre suivant : Les bénéficiaires du Pass culture se reportent massivement vers le numérique