Histoire

La caricature en France... toute une histoire !

Par Bertrand Tillier · L'ŒIL

Le 13 février 2015 - 2003 mots

Au moment de la sortie du nouveau numéro du journal Charlie Hebdo, « C'est reparti », le magazine L'OEil consacre un grand dossier à la place de la caricature en France, hier et aujourd'hui. À cette occasion, Bertrand Tillier, professeur d'histoire de l'art à l'université, spécialiste des rapports entre l'art et la politique, revient sur les grandes lignes de cette histoire, de Daumier à « Charlie », et sur les enjeux qui se posent aujourd’hui. Il rappelle notamment que la France possède une longue tradition de caricature politique qui a accompagné, sinon forgé, la République.

En quelques jours, après l’attentat dont il a été victime, le journal satirique Charlie Hebdo a vu ses ventes passer d’à peine 40 000 exemplaires par semaine à plus de sept millions pour la seule livraison de relance du titre, sous le cartouche « Tout est pardonné ». Produit dans les circonstances exceptionnelles que l’on sait, ce numéro a transformé un organe à la diffusion fragile en un symbole que se sont arraché des lecteurs de toutes tendances politiques, dont une écrasante majorité n’avait sans doute jusque-là jamais acheté ni même ouvert ce journal aux « unes » jugées potaches voire scabreuses, soulevant parfois l’indignation et suscitant régulièrement des poursuites. Au-delà de l’immense émotion provoquée par le meurtre de dessinateurs reconnus – Wolinski, Cabu, Charb, Honoré, Tignous – et devenus indissociables du paysage de la caricature, comment comprendre cet engouement qui poussa aussi, dans le sillage de l’attentat, des millions de citoyens à défiler en revendiquant : « Je suis Charlie » ? Le rejet du fanatisme et du terrorisme, l’attachement aux valeurs fondamentales de la République, sans parler de la défense de la liberté d’expression, ont indubitablement été à l’origine de ces mouvements d’une ampleur inédite, que l’affaire dite « des caricatures du Prophète », en 2005-2006, n’avait pas réussi à cristalliser, même s’il s’agissait là du catalyseur des événements les plus récents. Mais cette communion nationale, aux accents d’« union sacrée », chantée par les responsables politiques et relayée par les médias, trouve aussi plus ou moins consciemment ses racines dans un trait de l’histoire française auquel on a peu prêté attention dans la masse des commentaires : la part active prise par la caricature politique, depuis la Révolution et tout au long des XIXe et XXe siècles, dans les crises (1848 ou 1871, le scandale de Panama, l’affaire Dreyfus…) et les combats (pour la liberté d’opinion, l’égalité, la justice sociale, la laïcité…), autour desquels s’est progressivement forgée la République, dont l’histoire pourrait être écrite à travers l’immense corpus de ces satires graphiques.

L’outrance formelle, symbolique et verbale
Depuis la Révolution française, les caricaturistes tiennent une place particulière dans la société, où leurs dessins qui s’apparentent à de véritables tribunes déclenchent des éclats de rire public. Dans les images paradoxales qu’ils publient, ils visent à informer en déformant, à analyser des actes ou des propos en en fournissant des lectures fondées sur des raccourcis, à promouvoir leur conception de la vérité ou de la justice par une syntaxe graphique de l’excès et de l’altération mise au service du comique. Le régime de leur mode d’expression est donc celui de l’outrance formelle, symbolique et verbale, qui assimile souvent la caricature à un mot d’ordre, un gros mot ou une pique, parfois même une insulte. D’autant qu’il ne leur est pas rare de recourir à des allusions obscènes, à des situations pornographiques ou scatologiques, à des hybridations incongrues – où les hommes sont rapprochés des règnes animal et végétal ou du monde des objets – mais pensées comme stimulantes par leur pouvoir de révélation. Dans ce contexte, l’image caricaturale s’emploie en permanence à passer les bornes du vraisemblable ou de la morale et à franchir les limites de l’acceptable ou du ridicule.
C’est par ces mesures, qui frôlent toujours la démesure, que la caricature s’acharne depuis plus de deux siècles, avec plus ou moins de subtilité et une intelligence comique, à ravaler la grandeur, à contrarier l’emphase, à rabaisser la noblesse, c’est-à-dire à tout faire basculer dans un monde à l’envers, où les valeurs convoquées sont renvoyées à leur parfait antipode. Dans ce jeu sérieux, où les codes, les règles, les usages, mais aussi le pouvoir politique, les institutions, les idéologies et les croyances, sont passés au crible, rien ni personne ne saurait échapper à l’emprise de l’intention critique, offensive et comique attachée à la caricature. Louis XVI devient ainsi le roi pourceau qu’on va soustraire à la fange et à la débauche de son existence luxueuse et immorale, pour que le peuple, en le saignant, puisse en tirer une régénération : il est ici impossible de penser que la caricature n’a pas préparé un peu l’opinion publique à l’idée de la mort du roi.

Daumier emprisonné pour avoir caricaturé le roi
Quelques décennies plus tard, Daumier montrera Louis-Philippe sous les traits d’une poire grotesque difficilement compatible avec la noblesse de trait d’un monarque. En 1831, dans La Caricature, sa charge du roi des Français en monumental Gargantua emprunté à Rabelais lui vaudra amende et prison : le caricaturiste est allé jusqu’à montrer le monarque trônant sur une chaise percée, se nourrissant d’impôts pour déféquer une liste civile avantageuse, réduisant ainsi le corps politique du souverain à un organisme aux fonctions exclusivement physiologiques. Profondément renouvelé, le personnel politique de la Troisième République sera condamné par les caricaturistes à toutes sortes de métamorphoses tératogènes et risibles, par lesquelles les députés et les ministres se révèlent en tubercule ou en insecte, en nuisible ou en potiche, condamnés à subir les affres d’un bestiaire, d’une histoire naturelle ou d’un imaginaire domestique que régissent des réputations dégradées et des atteintes offensantes, où la trivialité et le mauvais goût ne sont jamais loin. Être caricaturé en âne ou en serpent, en patate ou en pot de chambre, se voir doté d’un clystère ou d’un entonnoir, c’est se trouver contraint à des mutations d’une grande violence iconographique, sémantique et symbolique, qui destituent les hommes, leur rang et leurs fonctions soumis à l’irrespect autant qu’à l’hilarité.

La naissance du journal satirique
Non contente de s’adonner à un jeu de massacre, la caricature en expose publiquement les procédés, les sous-entendus et les conséquences. Au XVIIIe siècle et au siècle suivant, pendant les événements révolutionnaires qui furent toujours très friands d’images subversives et comiques, la caricature se diffuse en feuilles volantes ou en gravures encartées dans les journaux. Mais, depuis le XIXe siècle, à la suite de Daumier et Philipon (dans La Caricature et surtout Le Charivari), le journal satirique est devenu le lieu par excellence de la diffusion et de l’exposition publiques de la caricature, grâce aux progrès accomplis par les procédés d’impression, de la lithographie ou la gravure sur bois de bout à la gillotypie et jusqu’au cliché photomécanique que consacrera L’Assiette au beurre dans ses livraisons virulentes entièrement illustrées (1901-1912). Héritiers de cette histoire, les organes généralistes ont aussi recours, depuis les années 1930 et a fortiori au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, parfois à la « une » et dans les parages de l’éditorial, à cette imagerie qui n’est pas une illustration comme les autres – Sennep au Figaro, Jean Effel à L’Humanité, Tim à L’Express, Plantu au Monde, Willem à Libération… –, dont la violence et les biais sont acceptés comme des préalables, sauf à approuver la censure ou à encourager l’autocensure.

Exprimer le refoulé d’une société par le rire
Les historiens d’art Ernst Kris et Ernst Gombrich, formés à la psychanalyse freudienne, ont montré, dans leurs travaux des années 1930 à 1960, comment la violence de la caricature puisait aux pulsions attachées à certaines images, conformément à des pratiques parfois anciennes, en rapprochant les représentations satiriques des effigies qu’on retournait ou qu’on pendait au Moyen Âge, en lieu et place d’un ennemi inaccessible. Caricaturer, c’est donc agir sur une personne, un corps, un visage auxquels des valeurs et des symboles sont associés jusqu’à l’incarnation – la caricature déforme le visage ou malmène le corps, comme le vandalisme détruit la statue. Caricaturer, c’est produire un substitut qui aura fonction de procuration et permettra d’exprimer le refoulé d’une société. En effet, il s’agit de charger, comme un animal en colère charge un adversaire ou comme on charge une arme – c’est l’origine étymologique de caricare qui, dans l’italien du XVIIe siècle, a donné au terme son acception moderne –, avant de la pointer sur une cible donnée pour vivante, dont les caractéristiques physiques et les caractères moraux sont pris à partie et déformés en trognes ou fantoches soumis à l’irrespect. La caricature propose des portraits-charge, des types satiriques, des figures allégoriques ou des scènes de mœurs, qui promeuvent des personnalités ou des attitudes collectives désignées comme autant de cibles qu’elles visent, touchent, égratignent, dans le but de les diminuer et de produire des effets comiques qui coaliseront les rieurs érigés en état de supériorité par rapport à leurs victimes ridiculisées et destituées.

La liberté d’expression, une histoire française
Dans son essai fondateur de 1855, De l’essence du rire, Baudelaire a rappelé la parenté entre le rire et le diable, puisque Dieu n’aurait jamais ri. En effet, dans sa quête de comique, quoiqu’elle ne cesse de nier le sacré, la caricature se préoccupe peu de divin, puisque ce dernier n’existe pas. En revanche, dans sa trivialité rendue extrême, le cléricalisme sera l’un des meilleurs ennemis des caricaturistes, au moins depuis la Révolution française, au même titre que les religions dénoncées comme des superstitions ou des fanatismes. À cet égard, les grands débats autour de la laïcité qui, dans les années 1880, puis autour de la loi de séparation de 1905, ont suscité des polémiques en nombre, favoriseront aussi la publication de caricatures virulentes. Les gens d’Église, Dieu, Jésus et les saints y ont été raillés dans des images d’où l’obscénité n’était pas toujours absente, comme l’ont montré les caricatures volontiers grossières publiées par des journaux comme Les Corbeaux ou La Calotte. Mais la loi sur la liberté d’expression du 29 juillet 1881, qui se substitue à plus de trois cents articles législatifs accumulés tout au long du XIXe siècle, et la jurisprudence afférente n’ont pas entamé cet esprit libéral, considérant que la critique des religions relevait du débat des idées, au même titre que la critique de tout esprit partisan. Si les caricatures de Mahomet peuvent, en d’autres lieux et d’autres cultures où l’aniconisme a une histoire, être dénoncées comme blasphématoires, elles ne sauraient l’être en France, ni d’un point de vue juridique – où le blasphème n’est pas qualifié –, ni dans la perspective d’une histoire de la caricature politique qui, depuis plus de deux siècles au moins, s’empare de tous les corps, invente toutes sortes d’incarnations et raille des grandes gueules, pour défendre des valeurs ou mener des combats, en donnant à penser par les vertus d’un rire profanateur.

Bertrand Tillier

Professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Bourgogne. Ses recherches portent principalement sur les rapports entre arts et politique et sur l’histoire de la caricature aux XIXe et XXe siècles. Il a notamment publié La RépubliCature, la caricature politique en France (1870-1914) (CNRS Éditions, 1997, réédition en 2002), André Gill, Correspondance et mémoires d’un caricaturiste (Seyssel, Champ Vallon, 2006) et André Gill caricaturiste, Derniers dessins d’un fou à lier, avec Aude Fauvel (Du Lérot éditeur, 2010).

« Les Cahiers dessinés, L’art du dessin », jusqu’au 14 août 2015. Halle-Saint-Pierre, Paris-18e. Tous les jours de 11 h à 18 h, le samedi de 11 h à 19 h et le dimanche de 12 h à 18 h. Tarif : 6,50 et 8 €. Commissaires : Frédéric Pajak et Martine Lusardy. www.hallesaintpierre.org

« Une histoire de Charlie Hebdo », jusqu’au 8 mars 2015. Centre international de la bande déssinée et de l’image, Angoulême (16). Du mardi au vendredi de 10 h à 18 h, le week-end de 14 h à 18 h (fermé le lundi). www.citebd.org

Le dessin de presse à l’honneur, exposition et journée d’étude, du 26 mars au 12 avril 2015. Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, Paris-13e. www.bnf.fr

Légendes photos

Le Chat, « Pourquoi tant de haine », tableau réalisé par Philippe Geluck © Philippe Geluck

Caricature par Cham des peintres impressionnistes parue dans Le Charivari du 22 avril 1877, avec la légende : « - Mais ce sont des tons de cadavre ? - Oui, malheureusement je ne peux pas arriver à l’odeur ! » © OXXO

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°677 du 1 mars 2015, avec le titre suivant : La caricature en France... toute une histoire !

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