Entretien

Philippe Geluck, dessinateur : « Pour vaincre les ténèbres, nous devons être subtils »

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 4 mars 2015 - 1364 mots

À la suite des attentats contre Charlie Hebdo, le dessinateur du Chat a été le centre d'une polémique médiatique autour de la liberté d'expression et de la responsabilité, ou pas, des caricaturistes. Pour L'Œil, il prend le temps d'expliquer sa vision du monde, tout en prenant date.

Où commence et où s’arrête la liberté d’expression ?
Philippe Geluck La liberté d’expression est l’un des biens les plus chers de nos démocraties. Mais, la liberté d’expression est le fruit d’une histoire et de heurts : de l’Inquisition, de la Révolution française, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de la censure, etc. Au XXe siècle, la France d’avant Mai-68 était une France cadenassée par De Gaulle. Ce sont les équipes des journaux satiriques de l’époque, Hara-Kiri, Charlie Hebdo, Siné Massacre…, qui ont ouvert grand les portes de la liberté dans le domaine de la satire moderne – comme l’ont fait au XIXe et au début du XXe, avant eux, Le Charivari, Le Rire, L’Assiette au beurre, en France, ou Punch au Royaume-Uni, avec parfois une violence inouïe. Ces journaux tracent la voie, dans les années 1970 et 1980, à Coluche, à Desproges et à la très grande liberté de ton des médias, radio et télé. Mais Internet n’existait pas encore. Avec le développement du Web, beaucoup de paramètres vont changer. Les défenseurs d’Internet parlent d’espace de liberté totale et absolue. Moi, je me méfie de cette liberté-là. Internet diffuse aussi de la pédocriminalité, des appels à la violence, des modes d’emploi pour apprentis terroristes… Pour moi, la liberté totale et absolue est un concept creux.
N’oublions pas que « notre » liberté d’expression ne règne pas partout sur la planète. Dans des pays qui n’ont pas notre histoire et notre long cheminement vers la liberté de ton ou le second degré, le blasphème est un tabou. Les 5 millions de musulmans français, démocrates et respectueux des lois de la République, se sentent blessés par le blasphème. Il faut donc faire attention, lorsque l’on vise des intégristes et des dogmatiques – et il faut les viser ! –, de ne pas blesser la communauté entière. Avant Internet, le caricaturiste, à travers son journal satirique, s’adressait à un public averti et demandeur. Depuis l’avènement de la diffusion instantanée sur la toile, son propos est visible par la planète entière. Les règles du jeu ont changé. Montrez un dessin au second degré, de l’autre côté de la planète, à un type qui, de par sa culture, sa religion, son éducation, ignore totalement ce qu’est le second degré, je ne suis pas sûr que cela le fasse rire.

En mettant certaines restrictions à la liberté d’expression, ne risque-t-on tout de même pas de la faire reculer et de céder du terrain à l’intégrisme ?
Ce n’est pas comme ça que j’aborderais la question. Je salue souvent, et depuis très longtemps, les caricaturistes qui travaillent dans des pays totalitaires ou/et religieux – combien n’ont pas payé de leur vie leur liberté de ton, tandis que, dans nos sociétés démocratiques, nous sommes bien confortablement protégés par les lois sur la liberté d’expression ? Enfin, jusqu’au mois de janvier 2015. C’est en ce sens que le 7 janvier est un basculement. Le temps de l’insouciance est terminé. Nous savions que la violence s’internationalisait, qu’elle frapperait un jour où l’autre. Elle a frappé de manière sournoise et épouvantablement violente. C’est inadmissible, c’est insoutenable. Mais c’est une réalité avec laquelle il faut désormais compter.

Peut-on encore continuer à combattre le dogmatisme par la satire, et comment le faire ?
Bien sûr que l’on peut. Nous devons même continuer à le faire par les idées et par l’humour. Personnellement, je pense qu’il faut le faire de manière tactique. Puisqu’il s’agit d’un combat, alors menons-le avec nos armes à nous : nos plumes et nos crayons. Prenons l’intégrisme à revers, et non pas frontalement. Blasphémer en représentant le prophète face à des gens qui sont d’une violence absolue et se servent de ça pour manipuler des foules n’est visiblement pas la bonne tactique. Je fais partie, depuis l’affaire des caricatures danoises, de ceux qui pensent qu’il ne faut pas publier de caricatures du prophète. Il me semble vain – et maintenant dangereux – de taper sur ce clou-là. Cela ne m’empêche pas de dessiner sur les religions. Déstabilisons l’ennemi d’une autre façon. Pour vaincre les ténèbres, nous devons être subtils et unis. Or nous serons plus forts en nous alliant aux musulmans démocrates, qu’en nous les mettant à dos en les blessant.

Pourtant des voix s’élèvent pour dire qu’il ne faut pas céder à l’intimidation…
Si vous visitez une mosquée, retirez-vous vos chaussures avant d’y entrer ? Oui. Vous respectez une règle qui n’est pourtant pas la vôtre. Est-ce que cela entrave votre liberté de marcher avec des chaussures ?

Y a-t-il une si grande différence entre les chrétiens démocrates dans les années 1960 et les musulmans démocrates aujourd’hui ? Ne faut-il pas, au contraire, bousculer ces derniers comme les caricaturistes le faisaient par leurs dessins anticléricaux il y a encore cinquante ans ?
Certains pensent que oui, mais visiblement cela ne fonctionne pas. La Bible n’est pas le Coran, et l’histoire du catholicisme n’est pas celle de la religion musulmane. Les intégristes islamistes prônent un retour au Moyen Âge des civilisations, ce qui n’était pas le cas de la religion catholique dans les années 1960 – même si elle s’oppose à l’avortement ou au mariage pour tous, ce qu’il faut aussi combattre. Pour moi, faire passer les lois religieuses avant celles de la République est inadmissible ; c’est la porte ouverte à l’intégrisme. Mais respecter la foi d’autrui est la base de la laïcité. Les cathos, avec le temps, ont appris à supporter la critique et la caricature anticléricale. Les musulmans ne sont pas encore prêts à cela. C’est peut-être une question de temps. Pour le moment, le temps n’est pas au blasphème. Il faut donc prendre date, et faire de la pédagogie ; emmener les croyants vers la laïcité et leur montrer que l’on a rien inventé de mieux pour vivre ensemble.

La liberté d’expression est-elle une spécificité française ?
La France a un attachement viscéral, lié à son histoire, à la liberté d’expression. Mais dans l’histoire de la France, qui a certes éclairé le monde par sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la liberté de penser, d’écrire, de dessiner… a souvent été malmenée. Baudelaire ou Victor Hugo n’ont-ils pas été obligés de venir éditer en Belgique à cause de la censure ? Il y a eu dans l’histoire du Royaume de Belgique des moments où la liberté d’expression a été plus grande qu’en France. Donc, tout est relatif : la liberté d’expression ne se comprend pas en dehors de son époque, et il n’y a pas de règle qui vaille partout et tout le temps.

N’arrive-t-on pas à la fin d’une période, celle d’Hara Kiri et de Charlie Hebdo ?

Je me suis demandé, bien avant le 7 janvier, si des journaux satiriques comme Charlie Hebdo ou Siné mensuel, auquel je collabore, étaient encore en phase avec leur époque ? Car leur diffusion ne va pas bien du tout. Certes, ces journaux sont fondateurs de l’esprit libertaire ; mais le ton de cette satire-là est-il encore adapté à notre époque ? Je me pose la question. Cela dit, le dessin n’est pas en crise, il n’y a qu’à regarder la qualité des dessins de Lefred Thouron ou de Pétillon dans Le Canard enchaîné, pour ne citer qu’eux. Il y a encore beaucoup de talents.

Qui, parmi les dessinateurs des premiers Hara Kiri et Charlie Hebdo, est le grand représentant du dessin satirique ?

S’il n’y avait qu’un seul nom à retenir, ce serait pour moi Reiser. Reiser, c’est Velázquez ! Il est dans la roue de Siné, qui inaugure avant lui le dessin graffiti, mais il transcende le maître et crée son propre univers. Il invente un dessin rageur, intelligent, tendre et drôlissime… Reiser est éternel.

Né en 1954 à Bruxelles, Philippe Geluck est un dessinateur belge et un chroniqueur d’émissions de télévision. Père du célèbre Chat qui sera prochainement exposé à Art Paris, il collabore régulièrement au journal Siné mensuel.

Légende photo

Philippe Geluck © Photo Julie Moreau de Bellaing

Philippe Geluck a réalisé ce mois-ci la couverture de L’ŒIL.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°677 du 1 mars 2015, avec le titre suivant : Philippe Geluck, dessinateur : « Pour vaincre les ténèbres, nous devons être subtils »

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