L’auteur de « De la culture en Amérique » estime que la politique culturelle doit être menée tant au niveau européen que national et territorial.
Journaliste et essayiste français, Frédéric Martel est également professeur à l’Université des arts de Zürich (ZHdK, chaire « Économie créative ») et directeur des recherches au Centre de l’économie créative. Il est l’auteur, avec son équipe, d’une série de notes sur l’impact de la crise actuelle sur le secteur culturel qui prennent pour référence le New Deal américain (1).
Une comparaison des deux crises à près d’un siècle de distance n’a pas beaucoup de sens. Durant les années 1930, la crise économique était d’abord bancaire et financière ; cette fois-ci, elle est d’abord sanitaire et ensuite économique ; la mondialisation avait à l’époque des caractéristiques et une ampleur très différentes de celles aujourd’hui ; enfin, le numérique a permis à une vie culturelle de perdurer : tout le monde a pu avoir accès aux films, aux concerts live en ligne et même aux livres via les sites de e-commerce, etc. Pourtant, rappeler la « Grande Dépression culturelle » des années 1930 est intéressant, car c’est, à mon sens, l’exemple le plus proche de ce que nous connaissons aujourd’hui en termes de difficultés économiques pour les institutions et les entreprises culturelles, et de pertes d’emplois pour les artistes.
Tout dépend de la manière dont ce programme sera mis en œuvre. Le diable, on le sait, est dans les détails : en l’occurrence dans les procédures de candidatures, les délais, les appels d’offres, les critères. On l’oublie souvent, mais la politique culturelle est très technique, très complexe. C’est une politique publique, avec les lourdeurs administratives et financières qui vont de pair avec cette action publique, y compris dans le nécessaire respect des marchés publics et d’une déontologie du pluralisme, à laquelle s’ajoute la question complexe de la valeur et de l’évaluation qualitative des œuvres.
Dans le cadre français, le maintien de l’« année blanche » pour les intermittents du spectacle, une mesure ambitieuse et de grande ampleur, fait écho par ses aspects sociaux à une forme d’esprit rooseveltien, bien que l’intermittence du spectacle soit très spécifique à la France. D’une manière plus générale, une forme de « rooseveltisme » consiste à voir les artistes comme faisant partie de la solution et non pas du problème économique de la France. Le redémarrage de l’économie signifie aussi travailler sur les régulations économiques, les taxes (à l’égard des Gafa par exemple) et la lutte contre les abus de position dominante. N’oublions pas que le New Deal fut également marqué par la création de grandes agences de régulation américaine pour l’économie, les banques et les moyens de communication (Federal Communications Commission, Federal Trade Commission…).
Au risque de vous décevoir, il me semble que les politiques culturelles s’inscrivent et doivent continuer à s’inscrire dans un cadre national. L’Europe ne signifie pas l’affaiblissement des identités culturelles et il est sans doute positif que ces questions restent gérées au niveau de chaque État européen, c’est d’ailleurs l’esprit des traités. J’ai cru longtemps à une « Europe de la culture », mais je fais partie de ceux qui pensent que ce n’est plus la bonne voie. D’ailleurs, le budget culturel de l’Europe n’existe pas ; c’est sans doute bien ainsi. C’est aux États de gérer la culture, et sans doute aussi, à un niveau plus territorial, aux Régions et aux Villes. Pour autant, les investissements massifs et les mesures de soutien de l’Europe doivent bénéficier au secteur culturel. La décentralisation de la culture était d’ailleurs une notion clé du volet culturel du New Deal : le programme n’était pas concentré uniquement dans les grandes métropoles, mais il a, au contraire, essaimé sur tout le territoire des États-Unis. Sans esprit de polémique, je dirais que la crise que nous venons de vivre a montré qu’il y avait un impératif à décentraliser les décisions. Même à l’échelle de la France – un pays qui est quinze fois plus petit par son territoire que les États-Unis, et cinq fois moins par sa population –, une gestion centralisée, parisienne, jacobine, « top down » de l’épidémie et de la relance économique semble peu efficiente. Les territoires représentent aujourd’hui le cœur de la vie culturelle dans notre pays ; il faudrait trouver des pistes pour donner aux acteurs territoriaux un plus grand rôle dans les décisions.
Dans mes livres, De la culture en Amérique (2) qui fut ma thèse de doctorat sur la politique culturelle américaine, et Mainstream (3), sur les industries créatives, j’ai montré, après d’autres chercheurs, que la culture fonctionnait autour de trois cercles concentriques. Il y a d’abord l’art, le « core business », si on peut dire, qui rassemble les activités artistiques classiques, dont le théâtre, pour reprendre votre exemple sur Avignon. Il y a ensuite un second cercle, qui inclut les industries culturelles : avec l’annulation du Festival d’Avignon, les librairies d’Avignon, les cinémas comme Utopia-La Manutention, les salles de concert locales sont affectées. Enfin il y a le troisième cercle qui rassemble les activités « unrelated », comme les imprimeries qui éditent les affiches des mille pièces de théâtre chaque jour, les sociétés de location de scènes et de projecteurs, le numérique, les télécoms, les hôtels, les cafés et les restaurants. Je suis avignonnais et me souviens que les étudiants que nous étions étaient recrutés par exemple pour des petits boulots durant le Festival… Avec l’annulation de cette manifestation internationale, ce sont ces trois cercles à la fois qui vont souffrir économiquement, et non pas seulement les comédiens, bien que ceux-ci soient les premiers affectés. C’est toute l’économie avignonnaise qui va souffrir, un mois au moins de manque-à-gagner pour la ville !
Il est toujours plus facile d’aider des institutions, c’est-à-dire des lieux, plutôt que des artistes. L’État rechigne, par principe, à aider des individus car les critères manquent et le nombre de nécessiteux inquiète. Et c’est un tort. Aider les librairies, par exemple, est une bonne chose mais cela ne profitera aux écrivains que faiblement, et avec au moins une année de retard. De même, financer les musées ne contribuera guère, ou pas directement, à aider les artistes plasticiens. Il est donc impératif d’aider à la fois des institutions et des individus. Il faut ici innover et imaginer de nouveaux dispositifs. Notre politique culturelle souffre d’une tendance à financer des institutions coûteuses et grandes destinataires de subventions, et à oublier les artistes.
Une crise n’est jamais une bonne chose. Et l’on voit bien que Netflix, qui est avec Zoom, Amazon ou les Mooc, l’un des grands « gagnants » de la crise, souffre maintenant d’un manque de contenus parce que les séries n’ont pas pu être tournées dans les délais. Par ailleurs, la force du « live » et du « présentiel » persistera. La communion autour d’une œuvre, la proximité sociale et physique – c’est-à-dire l’inverse de la distanciation –, l’échange, sont indispensables pour l’être humain. L’épidémie les a interdits pour un temps mais il ne les a pas rendus obsolètes.
(1) www.zhdk.ch/en/departments/dkv/8032/research-notes
(2) 2006, Gallimard.
(3) 1re éd. 2010, Flammarion.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Frédéric Martel : « Il y a un impératif à décentraliser les décisions »
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°549 du 3 juillet 2020, avec le titre suivant : Frédéric Martel « Il y a un impératif à décentraliser les décisions »