Entre la première allocution du président de la République le jeudi 12 mars et la prise de parole du premier ministre le samedi 14, les musées ont dû faire face à une situation inédite à laquelle personne n’était préparé.
France. Vendredi 13 mars 2020 : le premier communiqué arrive de Bruxelles. « We are closed » annonce à 11 h 50 Bozar, qui ferme ses portes au public « à partir d’aujourd’hui 13 mars et ce, jusqu’au 3 avril 2020, en raison de l’épidémie de coronavirus ». Il est suivi, une heure plus tard, par celui des Musées royaux d’art et d’histoire de Belgique, qui informe à son tour les visiteurs de leur fermeture, cette fois jusqu’au 4 avril « minimum ».
Pendant ce temps-là, en France, les musées s’organisent. La veille, dans son adresse aux Français, le président Macron a décrété la fermeture des écoles à compter du 16 mars, « jusqu’à nouvel ordre ». Il les a aussi appelés à « la responsabilité », en invitant les personnes vulnérables et âgées « à rester autant que possible à leur domicile », et en demandant aux entreprises d’organiser, « quand cela est possible », le télétravail. S’il sait que « les professionnels du tourisme, de la culture, de l’événementiel » souffrent déjà, le président ne dit rien, en revanche, sur l’avenir des musées. Doivent-ils eux aussi se préparer à fermer ?
« J’ai reçu ce discours comme un coup de massue », se souvient Sophie Lévy. Comme tous les directeurs de Nantes Métropole, la directrice du Musée d’arts a suivi une formation sur la gestion de crise un mois plus tôt, le 11 février. Mais elle n’imagine pas alors que le virus du Covid-19 puisse obliger l’établissement à fermer. D’autant plus que le musée venait déjà d’annuler, par principe de précaution, l’inauguration de son exposition « Archipel, Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel », prévue le samedi 14 mars. « Il ne nous semblait pas raisonnable de réunir quatre cents personnes dans le hall du musée », explique Sophie Lévy, alors même que l’interdiction de se rassembler ne concernait que, depuis le 8 mars, les assemblées de plus de 1 000 personnes. Et puis, « fermer les musées paraissait si absurde. Gérer la distanciation sociale dans un musée vaste comme celui de Nantes était tout à fait possible ! »
À Roubaix, Bruno Gaudichon, lui non plus, n’envisage pas ce scénario catastrophe. « Jusqu’au discours d’Emmanuel Macron, je n’avais pas réellement “imprimé” sur la nature de la pandémie », admet le directeur de La Piscine, qui avait pourtant eu des difficultés à faire venir des œuvres de Sophie Hong d’Asie. Lui aussi doit inaugurer sa nouvelle saison d’expositions, dont Marcel Gromaire, Sophie Hong et une carte blanche accordée à la Galerie de l’Ancienne Poste. Si le musée n’annule pas son vernissage programmé le vendredi 13, il décide toutefois de le restreindre à la centaine de personnes invitées, parmi lesquelles le président de la Région Hauts-de-France Xavier Bertrand, l’ambassadeur de Taipei (Taïwan) et les prêteurs. « Un vernissage de cent personnes au lieu des 1 200 habituelles… l’ambiance était étrange », se désole Bruno Gaudichon. Le 13 mars, des prêteurs ont beau se décommander pour le dîner d’inauguration, ce dernier se déroule dans une ambiance détendue. Dans l’esprit de beaucoup, il ne s’agit encore que d’une simple « grippe ». « J’ai serré la main de tout le monde : des prêteurs, des élus, des journalistes… Les premières mesures me paraissaient encore de la science-fiction. »
À Paris, la science-fiction a déjà rattrapé la réalité. Au Musée Marmottan Monet, les équipes d’accueil sont, avec leur directrice, sur le pied de guerre pour réguler les flux des visiteurs. L’exposition « Cézanne et les maîtres » est ouverte depuis le 27 février et enregistre un bon démarrage avec, en moyenne, 1 100 visiteurs par jour. Mais, le 13 mars, Marianne Mathieu se souvient être « abasourdie », même si la directrice de l’institution est déjà « dans le bain » du Covid-19. L’une de ses expositions hors les murs de chefs-d’œuvre impressionnistes, initialement programmée le 12 mars à Shanghai (Chine), avait en effet été annulée dès le 29 janvier en raison de la pandémie. « Tout était prêt : les œuvres, les textes du catalogue… Je suis rentrée en “crise” dès ce moment-là », raconte Marianne Mathieu, qui se met immédiatement en quête d’un nouveau partenaire. Le 14 février, un nouveau contrat est signé, cette fois avec… Bologne, dans le Nord de l’Italie. « Personne ne pensait que le virus débarquerait en Europe », ni qu’il frapperait si rapidement et si durement l’Italie. Le 8 mars, quelques jours avant l’ouverture de l’exposition, Marianne Mathieu, « épuisée par deux mois passés à [se] battre contre le coronavirus et par le montage de [son] exposition “Cézanne” », doit annuler son billet pour Bologne. Le lendemain, les Italiens se confinent, et avec eux, les œuvres du Musée Marmottan Monet.
Au Musée des arts décoratifs (MAD) à Paris, l’Italie aura aussi servi d’avertissement. « Le biotope de la mode était en alerte, raconte Olivier Gabet. Les nouvelles de la Fashion Week à Milan n’étaient pas rassurantes. » Fin février, déjà, certaines maisons italiennes avaient annulé leurs tables pour le dîner de gala du musée prévu le 26 février, faisant craindre au MAD de devoir annuler la fête. « C’était un peu “danse sur un volcan” », se souvient Olivier Gabet. Quelques jours plus tard, à Paris, le coronavirus est d’ailleurs sur toutes les lèvres lors des défilés de prêt-à-porter féminin. C’est dans ce contexte pesant que le directeur de l’institution décide de bloquer le prêt du candélabre en argent de Meissonnier et Duvivier (vers 1734-1735), chef-d’œuvre du style rocaille, qu’il doit convoyer pour une exposition à Turin.
Vendredi 13, après avoir téléphoné à Laurence Des Cars, la présidente d’Orsay, Olivier Gabet appelle Sylvie Corréard, sa directrice générale, malade depuis quelques jours : « On s’est dit : “Et si cela tourne très mal, qu’est-ce que l’on fait” ? » Décision est donc prise de fermer dès le soir même. Dès lors, la responsable informatique fraîchement recrutée prépare les serveurs en vue du travail à distance. « C’était un peu surréaliste », admet le directeur.
De fait, le communiqué annonçant la fermeture « jusqu’à nouvel ordre » des Musées d’Orsay et de l’Orangerie tombe le 13 mars, à 17 h 34, soit quarante-cinq minutes après ceux du château de Versailles et des Musées du Louvre et Eugène Delacroix. Celui du MAD est envoyé dans la foulée, à 18 heures.
Au Musée des impressionnismes, à Giverny, la question posée n’est pas celle de la fermeture, mais celle de la réouverture du musée. Fermé pour la période hivernale, celui-ci doit en effet rouvrir ses portes au public le 27 mars avec l’exposition « Plein air, De Corot à Monet ». Reportée une première fois au 27 avril, cette dernière sera finalement déprogrammée. « Le confinement n’a pas été une énorme surprise, raconte Cyrille Sciama. Je ne voyais pas comment des musées qui rassemblent du public ne pouvaient pas fermer. » Le vendredi, le directeur convoque donc le personnel, en présence du président du musée et conseiller départemental de l’Eure Sébastien Lecornu. « Nous leur avons annoncé que l’on reportait la réouverture. Tout le monde était très déçu. Beaucoup n’ont pas compris cette décision. Mais il était de notre responsabilité de la prendre », se souvient Cyrille Sciama, qui ajoute : « Tout ce travail, réalisé pendant des mois pour l’exposition, fauché en plein vol. C’était décevant. » Les collaborateurs, embauchés sous contrats de droits privés, font front et mettent immédiatement en sécurité la trentaine d’œuvres déjà arrivée sur le site. Mais le directeur n’est pas dupe : « Je ressens une énorme angoisse dans l’assemblée. Le personnel se dit que le musée va fermer, qu’il risque de perdre son emploi. »
Pendant que chacun rassemble ses affaires, les batteries des téléphones chauffent. En l’absence de consignes nationales, la solidarité entre les musées se met en place. « On a d’abord appelé nos collègues de Normandie, Rouen, Caen, Le Havre… pour savoir ce qu’ils faisaient. Puis, j’ai appelé Laurence Des Cars à Orsay [où Cyrille Sciama devait également inaugurer l’exposition “James Tissot” le 24 mars]. » Le réseau des musées qui a l’habitude de travailler ensemble se met en branle. « Mais nous restons dans le flou. » Un flou tout sauf artistique…
Hilaire Multon comprend lui aussi dès le soir du 12 mars que les lieux publics seront bientôt concernés. Un avis partagé par les membres de la direction du Musée d’archéologie nationale réunis le 13 au matin. Dans les salles, les agents interrogent leur directeur. Lorsque l’information de la fermeture du Louvre tombe en milieu d’après-midi, « mes responsables de la sûreté du domaine et de la surveillance m’appellent immédiatement », se souvient-il. Le mail du service des Musées de France ne tardera pas à venir : les musées nationaux fermeront dès le soir même. « L’annonce est alors brutale, mais je ne panique pas, raconte Hilaire Multon. J’ai déjà eu à vivre cette décision administrative lors des attentats. À ce moment-là, nous sommes encore dans l’action. »
Pour les musées de Lyon, Nantes ou Roubaix restés ouverts le week-end (avec une jauge maximale de cent personnes), le couperet tombe 24 heures plus tard. « J’ai décidé, jusqu’à nouvel ordre, la fermeture à compter de ce soir minuit de tous les lieux recevant du public non indispensables à la vie du pays », déclare Édouard Philippe le samedi soir. Invité à dîner chez la vice-présidente des amis du musée, Bruno Gaudichon passe sa soirée au téléphone à parler avec le directeur général des services de Roubaix, les cadres du musée et les agents pour organiser la fermeture de La Piscine le dimanche. Sophie Lévy, elle, rend visite à ses parents à Paris lorsqu’elle entend l’annonce : « J’ai appelé toute l’équipe, et nous avons décidé de fermer le musée dès le lendemain. Cela a été un grand choc, explique la directrice du Musée d’arts, et une douleur physique. »
La sidération viendra quelques jours plus tard, une fois passée l’action ; lorsque les uns et les autres comprendront l’ampleur des crises qui se jouent : une crise sanitaire, une crise économique, mais aussi une crise des valeurs. « Ce qui est dur à vivre pour nos métiers, c’est que nos missions ont été considérées comme non vitales, non cardinales », regrette aujourd’hui Hilaire Multon. On ouvrait les supermarchés, mais on fermait les musées. Tous le disent : « Cela restera un trauma très fort. »
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Le vendredi 13 mars où tout a basculé pour les musées
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°546 du 22 mai 2020, avec le titre suivant : Le vendredi 13 mars où tout a basculé pour les musées