Connaître l’historique précis des œuvres est devenu un enjeu majeur pour les institutions. Si de nouvelles formations ont vu le jour, la tâche reste immense et le sujet complexe.
« De toute façon, on sait bien que les musées sont remplis d’œuvres volées. » Le jugement sans appel de jeunes visiteurs croisés à l’exposition « Art spolié – Dix histoires » au Mauritshuis de La Haye (Pays-Bas) traduit certes une méconnaissance de ces établissements, mais surtout le soupçon qui entache désormais leur réputation aux yeux de certains publics. « Pendant longtemps, les musées ont été silencieux et parfois opaques sur la constitution des collections, déplore Martine Gosselink, directrice du Mauritshuis. Aujourd’hui, on nous demande de rendre des comptes, et cette transparence est une nécessité si l’on veut que le concept de musée perdure. Les institutions ne doivent plus seulement réagir en cas de doute sérieux ou de demande de restitution, elles doivent être proactives et clarifier les provenances. »
La recherche de provenance, c’est-à-dire la connaissance précise de l’historique des propriétaires successifs d’une œuvre ou d’un objet, n’est pourtant pas une invention récente. Elle figure même parmi les missions légales du musée, qui doit documenter ses collections. « En soi, l’idée de retracer la provenance des œuvres n’est pas nouvelle, c’est aussi ancien que l’écriture de l’histoire de l’art. Mais, auparavant, c’était surtout un pedigree permettant de valoriser une œuvre », remarque Natacha Pernac, maître de conférences en histoire de l’art moderne et coordinatrice du diplôme universitaire recherche de provenance à l’université Paris-Nanterre. « Aujourd’hui, d’autres éléments se rajoutent et ils ont rendu cette pratique complexe avec des enjeux qui vont au-delà de la simple connaissance de l’œuvre, puisqu’ils sont d’ordre juridique, géopolitique et symbolique. » La discipline a en effet changé de nature et s’est imposée comme un axe prioritaire pour les musées occidentaux à la faveur d’une actualité brûlante. La multiplication des livres, des documentaires et des expositions sur la spoliation des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale a ainsi sensibilisé l’opinion publique à ce problème. D’autre part, la montée des revendications décoloniales a, par ailleurs, mis les musées sur la sellette, en leur demandant de justifier la manière dont les œuvres sont arrivées entre leurs murs. Enfin, l’explosion du trafic archéologique, dans le sillage de la guerre en Syrie, a apporté une visibilité retentissante sur le fait que des salles de ventes et les musées pouvaient être perméables aux objets issus des trafics. Les pillages ont été si massifs qu’ils ont entraîné la rédaction d’une liste rouge par le Conseil international des musées afin d’alerter les professionnels. Ils ont également généré une mission du ministère de la Culture sur les moyens de sécuriser davantage les acquisitions. De plus, l’inauguration de plusieurs lieux controversés, comme l’AfricaMuseum en Belgique, en 2018, ou le Humboldt Forum à Berlin, en 2021, a contribué à mettre ce débat sous les feux des projecteurs en raison de la nature même des collections, dont certaines ont une histoire notoirement problématique (biens mal acquis ou objets à l’historique très flou). Enfin, la parution en 2018 de deux rapports sur les provenances et les restitutions, les rapports Zivie et Sarr-Savoy, ont été d’indéniables catalyseurs et détonateurs politiques. Alors que la France affichait un certain retard sur ces questions, force est de constater qu’en l’espace de cinq ans les choses ont nettement évolué. « Ce qui a changé, c’est surtout qu’il y a une volonté politique manifeste de se saisir de cette problématique », confirme Emmanuelle Polack, célèbre chercheuse de provenance, qui coordonne désormais les enquêtes sur les œuvres acquises par le Musée du Louvre entre 1933 et 1945. « À commencer par notre ministre de tutelle, qui a beaucoup travaillé à la loi-cadre sur les biens spoliés, promulguée par le président de la République le 22 juillet 2023. » Une loi historique, la première depuis la Libération, qui facilite grandement la restitution des œuvres provenant de spoliations juives. Depuis qu’elle a pris ses fonctions, la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak a en effet multiplié les initiatives dans ce sens. Elle vient notamment d’annoncer, lors de la présentation du budget 2024, que des crédits seraient alloués à la création de postes de chargés de provenance. De fait, alors que cette fonction n’existait pas il y a peu, il s’est rapidement généralisé dans les musées. Le Quai Branly ou le Musée de l’Armée ont récemment ouvert des postes, tout comme le Musée d’Orsay qui vient d’embaucher la spécialiste du marché de l’art en France sous l’Occupation Inès Rotermund-Reynard. Cet enjeu dépasse d’ailleurs les seuls grands établissements publics, à l’image de la Ville de Grenoble, qui a commencé à passer au crible ses collections et dressé un premier bilan des œuvres litigieuses. « Il y a clairement une accélération et les événements se succèdent, tant dans les musées nationaux que dans les musées territoriaux. On sent qu’il y a une mobilisation, que tout le monde s’est approprié cette démarche, observe Emmanuelle Polack. Cela se matérialise par des actions très variées : des expositions, des publications ou des colloques. C’est très important, car ce sont les micro-actions qui font changer les mentalités. La vulgarisation de ces problématiques est fondamentale pour sensibiliser une large audience, mais aussi pour trouver des mécènes. » La médiation de ce travail est en effet une tendance de fond et un phénomène nouveau. Un exemple parmi d’autres : l’Institut national d’histoire de l’art vient ainsi d’organiser une série d’expositions en partenariat avec des musées de province, afin de décrypter les conditions d’acquisition de leurs objets africains. Un projet grand public, couplé à un colloque et à une ambitieuse cartographie des collections. Ces actions témoignent d’une volonté politique, mais aussi d’une évolution de l’état d’esprit. « Il y a un changement de mentalité très net, notamment au sein de la jeune génération de chercheurs et de conservateurs qui ne supportent pas de voir des œuvres qui auraient une origine douteuse, relève Emmanuelle Polack. Ils sont très attachés à la traçabilité. »
L’essor de cette discipline est en effet inexorable face à la montée des demandes de réexamen des collections qui représente un travail titanesque. « Quand je dirigeais le département d’histoire du Rijksmuseum, le plus grand musée néerlandais, à Amsterdam, nous avons identifié mille objets dont il fallait éclaircir la provenance et les modalités d’acquisition, témoigne Martine Gosselink. Ces enquêtes requièrent énormément de temps et des collaborations internationales. Par exemple, l’étude de la commode d’Anet, que nous présentons dans l’exposition du Mauritshuis de La Haye, et qui est conservée au Stadtmuseum de Berlin, a requis quatre années de travail. » Ces chiffres donnent le vertige et expliquent la nécessité d’harmoniser la méthodologie. C’est notamment pour répondre aux besoins de formation que l’École du Louvre vient de mettre en place un Master 2 biens sensibles, provenances et enjeux internationaux, et que Paris-Nanterre a lancé le DU recherche de provenances. L’université a d’ailleurs choisi ce type de formation, car il permet une approche transversale et que c’est le plus rapide à mettre en place, et donc le plus à même de répondre à une demande forte. « On constate un besoin d’outillage méthodologique pour apprendre à recomposer un historique, maîtriser les outils d’inventaire et de documentation, savoir interpréter les éléments matériels qui accompagnent une œuvre (étiquettes, marques), mais aussi pour appréhender des problématiques qui relèvent davantage de questions de géopolitique et de l’histoire des lois et des institutions, confirme Natacha Pernac. Les besoins de formation font écho aux évolutions en termes de recherche documentaire, et à celles des cadres et procédures juridiques qui nécessitent des connaissances particulières. »
La méthodologie est de fait cruciale pour tenter d’appréhender ces recherches de manière apaisée. Car aux difficultés matérielles se superposent d’autres écueils, comme l’analyse d’événements qui se sont inscrits dans des époques où les lois étaient différentes des lois actuelles, voire inexistantes. C’est, par exemple, le cas pour des pièces issues de partages de fouilles, qui suscitent parfois encore des débats virulents deux siècles après, comme pour les marbres du Parthénon. Impossible de ne pas penser aussi aux objets liés à l’histoire coloniale, sujet polémique et polarisant s’il en est, qui suscite hélas presque inévitablement une vision idéologique et globalisante. « Les chercheurs de provenances ont à cœur de travailler la nuance, la qualification des appartenances au cas par cas, notamment dans les recherches sur les objets liés aux spoliations ou à la colonisation où il est souvent délicat et déterminant de distinguer les différents types de transfert de propriété, comme, par exemple, entre achat, vol, pillage et achat sous contrainte », confirme Natacha Pernac. Tout l’enjeu étant de comprendre dans quel cadre ces transferts ont eu lieu et s’ils étaient légitimes et équitables. Gageure supplémentaire, il faut souvent mener les investigations dans des circonstances où il n’y a parfois aucune archive.
L’exposition : Dix destins d’œuvres confisquées
Saisie, butin de guerre, pillage : il y a autant de profils de spoliation que d’objets spoliés. Telle pourrait être la morale de cette étonnante exposition qui retrace dix destins d’œuvres confisquées. Très pédagogique avec ses dispositifs variés, elle raconte fidèlement le méticuleux travail des chercheurs. Elle propose aussi des immersions spectaculaires par le biais de la réalité virtuelle, qui mettent volontairement mal à l’aise, à l’instar de la trajectoire de cette dague saisie à Bali sur le cadavre d’un ennemi. Un objet au parcours mouvementé, puisqu’il a vraisemblablement été volé par les Hollandais, avant d’intégrer les collections allemandes dans des circonstances méconnues. Sa restitution a été refusée par ses propriétaires légitimes en Indonésie, estimant que cet objet rituel a perdu son caractère sacré en étant volé et présenté dans un musée. L’autre dispositif impressionnant est sans conteste ce vaste mur quasiment vide avec les fantômes de 67 tableaux hollandais saisis par les troupes napoléoniennes, mais toujours pas rendus par la France.
Isabelle Manca-Kunert
« Art spolié – Dix histoires »,
Mauritshuis, Plein 29, La Haye (Pays-Bas), jusqu’au 7 janvier, www.mauritshuis.nl
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le défi des provenances
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°770 du 1 décembre 2023, avec le titre suivant : Le défi des provenances